Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Sauvons les enfants. Une histoire du comité lillois de secours aux Juifs

de Grégory Célerse, Les Lumières de Lille, article de Marie Paule Hervieu
dimanche 18 décembre 2016

La Résistance de sauvetage autour des cheminots résistants du mouvement "Voix du Nord". Portraits de résistants et de collaborateurs, premiers convois de mineurs, le train de Loos, un livre très dense.

Le comité lillois de secours aux Juifs et le sauvetage des enfants

C’est un livre très informé, illustré de nombreuses photographies, sur un sujet méconnu, qu’a écrit Grégory Célerse : « Sauvons les enfants. Une histoire du comité lillois de secours aux Juifs », publié en septembre 2016, par « Les lumières de Lille ». Livre qui n’est pas que d’histoire locale mais d’intérêt général sur la Résistance de sauvetage. Cette recherche est articulée sur de multiples consultations dans des dépôts d’archives publiques, des entretiens oraux avec nombre de survivants et la génération des descendants, le recours à des archives privées. Beaucoup de documents photographiques , en regard avec de courts récits, redonnent un état civil, un nom, une identité, à des enfants juifs et à leurs familles, situées dans leurs relations amicales et professionnelles. Des résistants sont représentés, individuellement comme René Douce, Louis Saint-Maxent ou collectivement : les cheminots sauveteurs de la gare de Fives-Lille.
Mais l’auteur donne aussi à voir, et à suivre, des portraits de collaborateurs français, indicateurs et auxiliaires de police(s) allemande(s) : le commissaire André Dobbelaere, Edgard Simondant, Joseph Robyns, Germain Bru, et leurs référents : les SS Hermann Schraeder, Karl Dobritz, mais aussi un officier de la Wehrmacht antinazi : Friedrich Günther. Protestant de l’Église confessante, pasteur dans le civil, il a été interprète à la Feldkommandantur (Commandement militaire) de Lille, puis combattant sur le front de Normandie, et enfin devenu suspect, abattu par un officier supérieur, fin août 1944.

1940-1942 : premiers déportes (1940), premier train (1941), premier convoi de juifs (1942)

Le texte, comme celui de Jacqueline Duhem Crimes et criminels de guerre allemands dans le Nord-Pas-de-Calais de Jacqueline Duhem, étudie les structures de l’administration militaire, et policière, en responsabilité dans la région du Nord-Pas-de-Calais, zone rattachée au commandement militaire allemand à Bruxelles. Cette région détachée de la France, mais où s’exerce la souveraineté administrative de l’État français, par ses fonctionnaires d’autorité, et ses forces de répression policières, est singulière par plusieurs anticipations : le premier déporté dans une prison allemande située dans le territoire du Reich (Aix-la-Chapelle) est un journaliste, Lucien Dewerse, arrêté par la police militaire allemande intégrée à la Wehrmacht (GFP), en juillet 1940. Les premiers déportés en nombre, le 10 novembre 1940, sont dix emprisonnés à Loos-lès-Lille, transférés à Aix. Le premier convoi de déportation dans un camp de concentration nazi est celui des 250 mineurs grévistes envoyés à Sachsenhausen, en juillet 1941. À l’inverse le dernier convoi, très tardif est celui du train de Loos, le 1er septembre 1944, qui déporte 872 hommes vers les camps du Reich, dernières forteresses d’un régime aux abois.
Un des premiers mouvements de Résistance est celui constitué autour du journal « La Voix du Nord », à partir d’avril 1941, avec Natalis Dumez et le policier Jules Noutour, et on retrouvera nombre de ces résistants dans le Comité lillois de sauvetage des Juifs. Comme dans d’autres régions ( voir le livre de Françoise Bottois sur La Shoah dans le Grand Rouen, en Seine-inférieure), les premiers Juifs arrêtés le sont parce que d’origine russe, en fait soviétique, et soupçonnés d’appartenir au PC clandestin. Ainsi le marchand ambulant, Bernard Stuzhaft, lituanien, est emprisonné à Loos puis transféré à Huy (Belgique), libéré parce qu’apatride et non communiste, il est renvoyé dans un camp d’internement français.
Les mesures résultant des politiques antisémites, tant du gouvernement de Vichy, de l’Amiral Darlan et Pierre Pucheu jusqu’à Pierre Laval, René Bousquet et Joseph Darnand, que des autorités militaires et policières d’occupation (recensements, statuts, spoliations , étoiles jaunes) s’appliquent dès 1940, mais avec quelques spécificités : ainsi la famille juive polonaise de Jacques Angielczyk, né en 1914. Il est arrêté le 18 juillet 1942, pour non-port de l’étoile jaune (il a accepté de se livrer pour que son père et son frère soient relâchés), il est déporté par le premier convoi de Juifs du Nord-Pas-de-Calais, le 24 août, qui transite par Malines, le « Drancy belge ». Sa sœur, Rosa, est arrêtée le 26 mai 1944, ses parents, Joseph (60 ans) et Anna (62 ans), leur fille handicapée, Zelda, le 21 juillet 1944. Son père est déporté par le dernier train dit de Loos, seul son jeune frère Henri échappe à l’arrestation.

Arrestations, déportations, sauvetages. la rafle des juifs étrangers (septembre 1942)

Dans la partie centrale du livre de Grégory Célerse, intitulée « le temps des persécutions » (pages 29 à 103) sont rapportées deux histoires remarquables : la rafle du vendredi 11 septembre 1942, c’est-à-dire les arrestations collectives sur fiches, commence à l’aube, avant même la fin du couvre feu. Elle est organisée par la Feldgendarmerie (gendarmerie militaire) et la SIPO-SD [1], assistées de 105 policiers français. Elle s’achève par le départ de la gare de Fives d’un convoi de 513 déportés juifs, en direction du camp de Malines (Belgique), puis avec les arrestations de Juifs opérées à Anvers et à Bruxelles, ce sont 1 048 personnes qui sont convoyées à Auschwitz-Birkenau. Suite aux recherches de G. Célerse, l’on apprend que 34 personnes ont été sauvées de la déportation, dont 21 enfants (5 restant en cours d’identification). Ce sont les deux enfants Adamski, les trois enfants Blank, les deux petits Scharfman (6 mois et 6 ans) et leur mère, Fanny, Hélène Zupnik et sa mère Chaja Klein, les deux frères Stulzaft et leur mère Hélène Liberman… Ce qu’il y a de terrible dans leurs histoires, c’est que ces enfants ont été arrêtés, alors que nés en France, la nationalité française leur a été refusée ou retirée, parce que leurs parents étaient juifs étrangers, c’est-à-dire, en 1942, très majoritairement polonais ou apatrides, sauf deux jeunes juives belges, Anna et Rosalie Kopenhut, et une femme juive lituanienne : Hélène Liberman-Stulzaft.
Mais si plus d’une trentaine ont été sauvés, c’est d’abord par l’engagement des cheminots résistants du mouvement "Voix du Nord" : René Douce, Louis Saint- Maxent, Roger Millien …Ce sont eux, avec Paul Smekens, qui vont constituer l’ossature du Comité de secours aux Juifs, à l’automne 1942, aux côtés de Juifs, religieux ou non : Simon Prechner, Léon Leser, Alexandre Rabinowitch. Ils vont faire intervenir leurs relations professionnelles, des amitiés de voisinage, des clercs catholiques et protestants, à la tête de structures socio-éducatives et caritatives : l’abbé Robert Stahl [2], son patronage et deux orphelinats, l’abbé de Conninck, Raymond Vancourt, les pasteurs Henri Nick, Marcel Pasche, des infirmières protestantes, la clinique Ambroise Paré, deux préventoriums, le franc-maçon H. Gosselin.
Ils créent un service d’entraide judiciaire auprès des tribunaux allemands (aide juridique et matérielle à 430 inculpés, 64 libérations). Interviennent aussi des employés municipaux, via Hector Duthilleul, pour la fabrication de faux papiers d’identité, de tickets de ravitaillement, de certificats de travail (F. Hautcoeur, G. Tricoteux, Germaine Denneulin) et même des policiers gradés comme Julien Dubrireux qui hébergea Suzanne Karmiol, Ch. Honnart, Z. Delvallée, du commissariat central de Lille (Police nationale et police municipale) jusqu’à la femme du préfet, Thérèse Carles, née Lang. L’arrestation de deux cheminots résistants, dont le président élu du Comité, René Douce, à la fois membre du PCF et du mouvement "Voix du Nord", le 5 décembre 1942 (il est interné à Eysses et déporté à Dachau) oblige à une restructuration et à un élargissement du comité à davantage de femmes : Suzanne Le Gry, Jeanne Signoret, Anna Brouillard, l’une professeure, l’autre infirmière. Il faut trouver des boites à lettres, des lieux d’hébergement et de refuge pour les enfants juifs cachés : ils sont extrêmement divers, la petite Lucie Campeas trouve un toit chez ses voisins Morisse, des familles de cheminots, les Verdière, les Marquillie hébergent les deux sœurs Grosskopf, et cachent leur mère. Des orphelinats (Loos et Marcq en Baroeul), des établissements scolaires (le collège Fénelon), des cliniques et hôpitaux cachent des enfants et des adultes juifs. Les familles sont déstructurées mais les relations se maintiennent parfois entre une mère cachée ou un père clandestin et leurs enfants.

Des arrestations individuelles en 1943 et 1944

Les arrestations continuent en 1943, sous l’autorité renforcée de la SIPO-SD de Lille - La Madeleine (K. Warning) utilisant toutes les forces de police , civiles et militaires. Elles s’étendent à de nouvelles nationalités jusque là épargnées (Europeens comme les Hongrois, Turcs) et l’année 1944 est une année terrible parce que les autorités allemandes, toutes leurs polices, y compris l’Abwehr, le contre-espionnage, recrutent de nouveaux hommes de main et utilisent des rabatteurs (Cf. le commando de Drancy et Alois Brunner), des escrocs (voir l’argent extorqué à Rose Behar pour faire évader son mari Léon), un interprète belge travaillant pour la SIPO, M-G Verbruggen. L’objectif est d’arrêter tous les Juifs, quels que soient leur nationalité, leur âge et leur état : Bertha Sporer, livrée par Roger Meyer, Marthe Donneau née Goldschmidt, enceinte de huit mois, épargnée parce que mariée à un « aryen ». Deux Suisses, le pasteur Pasche et le consul Huber arrivent à faire libérer plus de 400 personnes. Mais 872 personnes sont déportées, début septembre 1944, dont 298 survivront.
G. Célerse s’est engagé à tenter d’obtenir la médaille des Justes pour les cheminots lillois ayant participé au sauvetage des Juifs, le 11 septembre 1942, il ne peut qu’être lu et remercié.

NB : cet article est une lecture du livre de G. Célerse. L’on peut aussi se reporter aux travaux des historiens : Laurent Thiery, Jacqueline Duhem, Danielle Delmaire et Monique Heddebaut et aux Petits Cahiers publiés ou à venir par le Cercle d’étude. De même tous les noms ne sont pas cités et toutes les histoires individuelles ne sont pas racontées, aux lecteurs de les découvrir.

Marie-Paule Hervieu
, décembre 2016.

Monique Heddebaut a établi la liste "des 24 cheminots qui ont participé au sauvetage de 60 des 600 juifs conduits à la gare de Lille le 11 septembre 1942." dont Marcel Hoffmann.

Lire
http://www.lavoixdunord.fr/115804/article/2017-02-08/un-travail-de-memoire-de-la-societe-historique-du-pays-de-pevele

CÉLERSE Grégory, Sauvons les enfants. Une histoire du comité lillois de secours aux Juifs, Les Lumières de Lille, 2016.
DELMAIRE Danièle, "Les camps des juifs dans le Nord de la France (1942-1944)", dans Memor, n.8, oct. 1989.
DUHEM Jacqueline, Crimes et criminels de guerre allemands dans le Nord-Pas-de-Calais -1940 à nos jours, Histoire et mémoire, éd. Les lumières de Lille, 2016
HEDDEBAUT Monique, "Persécutions raciales dans le Douaisis pendant la Seconde Guerre mondiale, Juifs et Tsiganes", Revue d’études juives du Nord (Tsafon) n° 4 hors-série octobre 2008, 142 p.
THIERY Laurent, La Répression allemande dans le Nord-Pas-de-Calais, « zone rattachée » au Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich, thèse de l’université de Lille, 2011.

Pierre Hachin, résistant-déporté Voix du Nord
Film :
https://www.fondationshoah.org/memoire/sauvons-les-enfants-catherine-bernstein-et-gregory-celerse

[1Sipo-SD : Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst, police de sécurité de l’État et services de renseignements de la SS