À la fin du mois de juillet 1939, Georges Mandel, le ministre des Colonies de la France, était en visite officielle à Dakar, au Sénégal. La visite avait pour objet l’inauguration d’un monument dédié à Clemenceau, mais aussi, et surtout, la préparation de la mobilisation des tirailleurs sénégalais en vue de la guerre qui se profilait [1].
Le contexte social et politique de l’Europe était marqué par l’instabilité et l’inquiétude des lendemains incertains.
Devant la montée de l’antisémitisme primaire, Georges Mandel avait peur pour sa propre intégrité physique ; c’est pour cela que, bien avant son arrivée à Dakar, il avait demandé à Pierre François Boisson, à l’époque Gouverneur général de l’AOF, de lui trouver sur place un chauffeur, à la fois cuisinier et garde du corps. L’élu devait être, selon la volonté du ministre, célibataire, de belle prestance, intègre, et parlant correctement le français. À l’époque, les conditions et exigences posées par le ministre étaient difficiles à satisfaire. Mais, après quelques jours de repérage, le choix se porta sur Baba Diallo. L’homme était grand et fort, il mesurait 1,86 mètre ; il était employé chez un proche collaborateur du Gouverneur général. Il était très apprécié par ce dernier, sa famille et son entourage. Il travaillait chez lui comme chauffeur, cuisinier et jardinier. Baba Diallo était un homme discret et faisant preuve d’un grand professionnalisme.
Originaire de Ségou, au Mali [2], Baba Diallo était arrivé à Dakar vers 1925. Doté d’une grande intelligence, il parlait déjà une quinzaine de langues africaines. À Dakar, il suivait des cours du soir de français destinés aux adultes. Au bout de quelques mois, il s’exprimait convenablement en français et, très vite, il s’était adapté aux us et à la gastronomie française. Il ne tarda pas à trouver un emploi dans la haute sphère des fonctionnaires français de Dakar.
Le 29 juillet 1939, avec la délégation ministérielle, Baba Diallo embarquait sur un paquebot à destination de Bordeaux avec une escale à Casablanca. À son arrivée à Paris, il habitait à la place Victor Hugo, au numéro 74 et Georges Mandel et sa famille, non loin de là, au numéro 67, de l’avenue Victor Hugo.
Quelques jours après l’installation de Baba dans son nouvel environnement parisien, la guerre, voulue par Hitler, éclatait le 3 septembre 1939.
Le 18 mai 1940, Georges Mandel était nommé ministre de l’Intérieur. Devant l’avancée fulgurante de l’armée allemande, Georges Mandel, sa fille Claude, sa compagne Béatrice Bretty et Baba Diallo quittaient précipitamment Paris pour se rendre à Bordeaux. Derrière eux, la bibliothèque, les archives personnelles du ministre et sa maison furent saccagées par les sympathisants français du Troisième Reich. Et Baba Diallo ne reverra plus jamais la capitale française. Le 14 juin 1940, Paris tombait, presque sans résistance, sous la férule de la soldatesque nazie.
À Bordeaux, les conditions d’accueil étaient précaires [3]. Le Ministre y fut arrêté par les autorités pétainistes, puis libéré le 17 juin. Le 20 juin 1940, avec ses proches et vingt-six parlementaires dont Jean Zay, Pierre-Mendès France et le Sénégalais Ngalandou Diouf [4], il embarquait sur le Massilia, à destination de Casablanca. Sur place, il envisageait d’organiser la résistance sur le sol français. Considérant que la lutte du ministre serait plus efficace en Angleterre qu’au Maroc, le consul anglais proposa de l’exfiltrer à Londres, ainsi que tous ses proches qui le souhaiteraient. C’était sans compter sur le refus catégorique du ministre. Le 8 août 1940, Mandel et ses proches furent arrêtés à Casablanca puis rapatriés à Bordeaux.
Et s’ensuivit une série d’accusations, de procès et d’emprisonnements : Chazeron, Riom, Vals et le Fort du Portalet, dans les Pyrénées-Atlantiques. Finalement, Mandel fut condamné à mort [5] et reclus au Fort du Portalet (Basses-Pyrénées – à l’époque) aux côtés de Léon Blum, Paul Reynaud, Daladier et le général Gamelin.
Pendant ce temps, Claude Mandel, Béatrice Bretty et Baba Diallo résidaient à l’Hôtel des voyageurs, au village d’Urdos, à quelques encablures de là. Tous les jours, Baba Diallo se rendait au Fort auprès de son patron. Il lui apportait son courrier et ses effets personnels.
Le vendredi 20 novembre 1942, à midi moins vingt, à la tête d’un convoi comportant cinq voitures et trois motocyclettes, un colonel SS et quelques soldats allemands et français quittèrent le Fort du Portalet. Dans les voitures se trouvaient Georges Mandel, Paul Raynaud et Baba Diallo.
Le convoi prit la route de Dax pour se rendre à Bordeaux où il arrivait vers 19 h 30. Georges Mandel et Baba Diallo prirent la destination du Fort du Hâ, quartier allemand. Ils furent ensuite emprisonnés près de Tours ; puis définitivement séparés.
Baba Diallo fut envoyé par la suite au camp de Royallieu, près de Compiègne ; la date de son arrivée m’est encore inconnue. Au camp de Royallieu, il portait le numéro 21 384. Il se trouvait auprès de Ferdinand Diédhiou, un Sénégalais originaire de l’île de Karabane, en Casamance et du maire de Sablé-sur-Sarthe, le vétérinaire martiniquais Raphaël Elizé [6] qui était arrêté pour son engagement dans la Résistance. Baba y fit aussi la connaissance de Jean-Jacques Béhague, un professeur de sciences naturelles qui a relaté dans un livre intitulé Guerre froide les circonstances de leur rencontre à Compiègne. [7]
Le 17 janvier 1944, Baba Diallo, ainsi que 1 940 résistants français furent embarqués dans un convoi à bestiaux, à destination du sinistre camp de la mort de Buchenwald. Ils y arrivèrent le 19 juin 1944 dans des conditions de voyage inhumaines.
Au camp de Buchenwald, Baba Diallo fut d’abord interné au Block 59, puis au 45, avec le numéro de matricule 39 947. Il y côtoyait Gert Schramm [8], un Germano-américain né en 1928. Léon Blum qui était détenu près du Camp de Buchenwald et qui connaissait Baba depuis Paris, entre 1939 et 1940, et qui le voyait tous les jours au Fort du Portalet, avait attesté, après sa libération en 1945, l’avoir aperçu dans le camp de Buchenwald [9]. C’est d’ailleurs Léon Blum qui avait proposé que Baba fût distingué et décoré par la nation. C’est ainsi que Baba fut cité à l’Ordre de la Nation à l’issue du Conseil des ministres du 9 août 1946 [10] ; en 1952, la France lui attribua le Diplôme d’Honneur Mort pour la France ; en 1999, il fut reconnu Mort en Déportation. Sur la liste des personnalités otages des Allemands, le nom de Baba Diallo figure au dixième rang, dans l’ordre alphabétique.
Pendant ce temps, loin de là, au Sénégal, le mutisme de Baba avait provoqué la douleur, la peur et l’inquiétude de ses proches. Depuis le mois de novembre 1942, mon père avait perdu le contact avec lui. Jamais il n’avait été informé de l’arrestation et du décès de l’homme à qui il devait beaucoup dans la vie. Ce n’est qu’incidemment qu’il avait appris le décès de Baba dans un article du journal Paris-Dakar, du 13 août 1946. [11]
Le lundi 29 octobre 2007, j’eus accès au dossier de Baba Diallo aux archives de Caen. Et c’est là que j’ai découvert ce que je conjecturais depuis très longtemps et que mon père ne nous avait jamais avoué. Dans ses lettres datant des années quarante, mon père y parlait de Baba [12] comme étant son frère.
Selon les archives laissées par les nazis après leur défaite, Baba serait mort de tuberculose pulmonaire, à quatre heures du matin, au Block 45 ; selon ses codétenus qui ont survécu à l’horreur du camp, Baba serait mort sous la torture [13]
Article écrit par Bakary TOGOLA [14]
Professeur d’espagnol à Paris
Neveu de Baba Diallo
14 septembre 2016
Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l’Allemagne dans la première moitié du XXe siècle
Buchenwald
Raoul Peck, I am not Your Negro, 2017
Christophe Lastécouères, Prisonniers d’État sous Vichy, Éditions Perrin, 2019
(Blum, Daladier, Mandel, Zay ...)
Georges Mandel, un tout premier résistant méconnu
quote>Petit Cahier N°29 : 3e Série, Un tout premier résistant méconnu, Georges Mandel, Conférence-débat du Cercle d’étude du 5 décembre 2019 : conférence par J.-P. Rothschild et M. Wormser, intervention de C. Noé Marcoux, textes et documents annexes par M. Braunschweig, Publication du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah, 2021, 58 p.
Bon de commande : Qui se souvient de Georges Mandel, homme politique de premier plan de l’entre-deux-guerres ?
https://www.cercleshoah.org/IMG/pdf/mandelpc.pdf
[1] Georges Wormser, Georges Mandel, l’homme politique, Paris, Plon, 1967. « En tout premier lieu, il [Georges Mandel] s’applique au développement de l’armée noire, il faut augmenter largement les crédits qui lui sont affectés. Par souvenir de Mangin et de ses Sénégalais, par souvenir aussi de la crise d’effectifs de 1918, son souci majeur est de constituer, non pas tant pour les territoires lointains eux-mêmes qu’en vue du conflit prochain, une forte armature qui encadrerait et entraînerait des soldats de couleur dont le recrutement serait accentué jusqu’aux dernières limites du possible. Il avançait le chiffre de deux millions d’hommes. En 1940, il peut à bon droit se vanter d’avoir mobilisé en quelques semaines “plus de soldats dans nos possessions d’outre-mer qu’on ne l’avait fait pendant toute la guerre de 14-18 malgré sept recrutements successifs”. Il se proposait d’y ajouter une armée d’ouvriers. En fait, on eût pu grâce à ses efforts disposer après la défaite, si on l’avait voulu, de 900 000 soldats de couleur capables de bien combattre partout où ils eussent été envoyés. Son aspiration seconde était que les terres lointaines pussent se protéger elles-mêmes et vivre par elles-mêmes en cas de rupture des communications avec la métropole… » p. 214
[2] alors Soudan français
[3] Adrien Le Bihan, La fourberie de Clisthène, Procès du biographe élyséen de Georges Mandel, 2008, Éditions du Cherche-bruit. « À l’hôtel Royal Gascogne de Bordeaux, Baba gardait de jour comme de nuit en dormant à même le sol en travers du couloir la chambre de Georges Mandel. » p. 32.
[4] Ngalandou Diouf (1875 -1941) : premier élu africain (en 1909) depuis le début de la colonisation française. Élu député de l’Assemblée nationale de la République française en 1934 (Gauche indépendante). Parti sur le Massilia, s’arrête à l’escale de Port-Vendres, décède à Cannes en 1941. [ndlr]
[5] En fait Georges Mandel est condamné par le maréchal Pétain à la détention à vie sans inculpation, ni jugement, sur « présomptions » et (ce qui n’est pas dit), sur demande allemande.
« Le 16 octobre 1941, Pétain annonce à la radio :
“[…] j’ai estimé, m’appuyant sur la majorité des membres du Conseil de justice politique, que les graves présomptions qui pèsent sur eux [P. Reynaud et G. Mandel] justifient, dès à présent, leur détention dans une enceinte fortifiée. J’ai ordonné cette mesure. […]” » L’assassinat de Georges Mandel [ndlr]
[6] Raphaël Élizé est né au Lamentin en Martinique, non en Guadeloupe (comme souvent dit), le 4 février 1891. Arrêté en septembre 1943, il fut détenu pendant quelques mois à la maison d’arrêt d’Angers, puis envoyé près de Compiègne, au camp de Royallieu qu’il quittait le 17 janvier 1944, dans le même convoi que Baba Diallo, à destination de Buchenwald. Il y mourut le 9 février 1945 dans l’usine d’armement l’usine Gustloff-Weimar le 6 février 45, où il travaillait de force, après un bombardement aérien des forces alliées, il portait le numéro d’immatriculation 40 490.
Quant à Ferdinand Diédhiou qui portait le numéro de matricule 41 110, il est né vers 1908, pour le moment, nous ne savons rien sur sa vie ni sur sa destinée finale.
[7] Jean-Jacques Béhague, Guerre froide : « Au camp de Royallieu, nous n’étions pas malheureux. À part les appels, dehors, par tous les temps, nous souffrions plutôt de l’inactivité et de la faim. À ce propos, ma famille n’étant pas très loin m’avait envoyé un petit colis qui contenait des casse-croûte, du savon de Marseille et aussi des cigarettes Gauloises. La salle de séjour-dortoir était comblée de lits superposés et j’avais élu domicile au bas d’un de ces HLM. J’étais occupé à déballer mon colis quand je sentis, près de moi, une présence. C’est alors que j’aperçus un autre prisonnier, Sénégalais probablement, qui me fixait avec insistance. « Tu parles français toi ? – « oui » me dit-il.
Alors viens… et j’ai partagé les casse-croûte, puis je lui ai offert une cigarette qu’il alluma aussitôt. Il aspirait tellement que ses gros yeux noirs avaient l’air de grandir tandis que le rouge de la cigarette qui se consumait prenait de la vitesse. J’avais fait un ami ; il m’aurait tout donné, jusqu’à m’offrir sa soupe que je refusais. C’était Diallo Baba, chauffeur de Georges Mandel.
Comme il avait froid en Allemagne, les Allemands lui proposèrent une couverture s’il criait « Vive Hitler ». Il répondit « J’te dis merde, je dis Vive la France ». Les Allemands l’ont fait mourir par la suite.
Quel exemple ! Aurai-je eu le courage de l’imiter ? Beaucoup de Sénégalais ont été de vrais Français. » p. 11
– Lettre datée du 11 avril 2011, que m’a envoyée Jean-Jacques Béhague : « Le 19 janvier, en pleine nuit, arrêt à Weimar ; c’est le terminus, il faut courir sous les coups, les injures et sortir les morts. Bref, j’ai perdu Baba de vue mais je sais que les Allemands lui ont offert des couvertures s’il criait « Vive Hitler », il faisait froid (jusqu’à moins 40°) que nous ne lui en aurions pas voulu. Mais il a refusé en disant : « Je te dis merde vive la France ».
– Lettre datée du 20 mai 2011, que m’a adressée Jean-Jacques Béhague : « Tout comme moi, Baba a enduré tout seul les privations de Compiègne, ainsi que les injures, le froid, la faim à Buchenwald. »
[8] Gert Schramm, Wer hat Angst vorm schwarzen Mann (Qui a peur de l’homme Noir ?), Berlin, Aufbau Verlag, 2011, 267 p.
[9] Sans certitude sur la réalité de cette rencontre qui paraît pour le moins surprenante, Léon Blum étant détenu dans une maison forestière dont il ne sortait pas, à quelques centaines de mètres du camp de Buchenwald proprement dit. Mais un document de la Croix-Rouge française en atteste en 1946 (ci –joint) et l’auteur se souvient de son père qui parlait d’une lettre reçue de Léon Blum à ce sujet, mais qu’il a détruite ensuite, avant que Bakary Togola ne s’intéresse à cette histoire. [ndlr]
[10] Voir le Journal Officiel du 11 août 1946, page 7121, premier article, signé par Georges Bidault et Marius Moutet, respectivement Président du Gouvernement Provisoire de la République et Ministre de la France d’Outre-mer.
[11] L’article du journal Paris-Dakar, intitulé « Baba Diallo qui paya de sa vie sa fidélité à la France » est une copie fidèle du communiqué du Conseil des ministres français du 09/08/1946 et publié dans le J.O. du 11/09/1946.
[12] Baba Diallo n’est pas né vers 1908 ou 1913, il est né, d’après mon père, au mois de janvier 1900, à Baraouéli Sylla, un village du Cercle de Ségou, au Soudan français, actuel Mali ; son vrai nom est Alioune Diallo. Quant à mon père, il n’est pas né en 1910, 1912 ou 1923, il est né au mois de janvier 1903, au même endroit que Baba Diallo. Baba Diallo et mon père étaient de même mère mais de pères différents.
[13] Sur la fiche du camp, il est mort le 11 octobre 1944 de la tuberculose. [ndlr]
[14] Les notes sont de l’auteur (sauf celle terminées par [ndlr] ajoutées par le Cercle d’étude)