Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Lacombe Lucien, film de Louis Malle (1974)

article de Marie Paule Hervieu
mardi 31 mai 2016

Sous la France de Vichy, Lucien Lacombe, un jeune homme pauvre, humilié dans sa personne, entre dans la Milice.

« Lacombe Lucien », film de Louis Malle (1974)

Préhistoire du film

Le film peut être re-situé dans le contexte post-1968, avec l’effet de trois événements culturels-Le film de Max Ophuls « Le Chagrin et la pitié » tourné en 1969, sorti en septembre 1971, censuré par l’ORTF : c’est un film de plus de quatre heures sur Clermont-Ferrand, capitale régionale de l’Auvergne pendant l’occupation. Ce film dont l’historien résistant Marc Ferro dit qu’il fut pour lui « comme une révolution d’octobre dans le champ cinématographique », est une œuvre sensible et réaliste qui donnait à voir, à travers des bandes d’actualités et des témoignages, deux France minoritaires et antagonistes : celle des collaborateurs, en soutien aux gouvernements Pétain/Laval/Darlan et à la « Révolution nationale », pour certains engagés, y compris militairement et idéologiquement, aux cotés des forces militaires et policières allemandes, et celle des Résistants, ceux qui soutenaient ou participaient aux maquis, les patriotes engagés dans des réseaux et mouvements, mais aussi ceux qui aidaient les Juifs dans la résistance de sauvetage. Pour prendre exemple, et non loin : Georges Guingouin, le maquis FTPF, et les FFI du Limousin.
Le film a fait l’objet d’un double refus parce qu’il ne correspondait pas à l’image que Gaullistes et Communistes se faisaient et transmettaient de la Résistance nationale, tout entière patriotique et antifasciste. La majorité des Français s’y révélait non comme des héros et/ou des victimes, mais plutôt comme des attentistes, ce que des historiens ont appelé la zone grise des comportements collectifs. Les Pétainistes et Maréchalistes, quel que soit le discours officiel, y étaient aussi montrés comme engagés activement dans la collaboration avec les armées et polices allemandes, en particulier sous une forme des plus détestables, qu’on retrouve dans « Lacombe Lucien » de « 200 lettres par jour, anonymes ou non, de délation des Juifs, Communistes, Francs-maçons et résistants », ce que la propagande de Vichy appelait l’Anti-France.

Le deuxième événement fut la publication du livre de l’historien américain Robert Owen Paxton, intitulé « La France de Vichy », en 1973. Ce travail de recherche mettait à mal l’image d’une France ralliée à la Résistance et montrait la responsabilité personnelle et politique du maréchal Pétain dans la politique de persécution et de répression des Juifs et des Résistants. Puis intervint en février 1974, la sortie du film de Louis Malle « Lacombe Lucien ». Le metteur en scène avait eu la palme d’or à Cannes en 1956 avec « Le Monde du silence » et J-Y Cousteau ( la même année où le film d’Alain Resnais « Nuit et Brouillard  » fut retiré de la sélection officielle du festival puis censuré).

Puis L. Malle avait obtenu un succès grand public avec « Zazie dans le métro » en 1960, après deux films de qualité « Ascenseur pour l’échafaud » en 1957 et « Les Amants » en 1958. Le sujet du film est alors tabou, dans la dernière période de ce qui deviendra le quinquennat de Georges Pompidou. On y suit l’histoire singulière d’un jeune Français de 17 ans, qui travaille pour les polices allemandes ( SIPO-SD) dans une région rurale et catholique. Au terme de quelques refus, Louis Malle avait choisi comme scénariste Patrick Modiano, prix Goncourt 1978 pour « Rue des boutiques obscures », ayant déjà publié deux romans sur fond d’occupation militaire et de collaboration idéologique : « La place de l’Étoile », prix Roger Nimier 1968, et « La Ronde de nuit » en 1969, deux textes sur les troubles de l’identité dans une errance sans fin.

Le contexte historique et politique du film 
Quelques mots sur le titre et le personnage central du film : « Lacombe Lucien » avec l’inversion très administrative du nom avant le prénom. Lacombe, parce que le film se situe dans le causse du Lot, avec l’élevage de moutons, le braconnage de lapins de garenne, une identité presque géographique. Lucien est un jeune paysan, employé c’est à dire « domestique » dans un hospice, embauché, on pourrait même dire entretenu, par la police allemande, c’est-à-dire et l’on ne peut qu’être d’accord avec l’historien Jean-Marc Berlière qu’Il est recruté par des auxiliaires français de la Gestapo, très proches de la bande Bonny-Lafont du 93 de la rue Lauriston (16e). Le personnage de Pierre Tonin est assez conforme à l’histoire de Pierre Bonny, inspecteur de police révoqué en 1936, alcoolique et tortionnaire.
Le lieu urbain du film, tourné à Figeac, est une grosse villa, l’hôtel des Grottes. Il est en miroir avec l’hôtel particulier réquisitionné par les Allemands et donné à la bande de petits truands dirigés par Henri Lafont. C’est d’abord un lieu de torture des Résistants, de capture des Juifs, en relation et sur ordres de la SIPO-SD, dépendant du RSHA d’H. Himmler. C’est aussi un lieu de plaisirs, avec les demi-mondaines ou les actrices travaillant ou rêvant de faire carrière au cinéma, dans la Continental (Betty Beaulieu). C’est enfin le lieu de tous les trafics, avec le marché noir à grande échelle de Mme Georges, les vols et les pillages, en particulier de biens appartenant à des personnes fortunées (Professeur Vaugeois).

Le régime de Vichy surplombe le film, par ses affiches-portrait du Maréchal Pétain, ses émissions de propagande sur Radio-Paris, ses exilés politiques menacés par la signature de l’armistice. À l’été 1944, le film dit explicitement que l’on est après le débarquement du 6 juin, puis il est ajouté que Rouen a été libérée ( le 30 août), c’est donc la période de l’État milicien, avec l’entrée, dans le gouvernement de Pierre Laval, de personnalités d’extrême droite, des ultras de la collaboration avec l’Allemagne nazie : soit Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’information et à la propagande, et Joseph Darnand, le chef de la Milice française, secrétaire général au maintien de l’ordre, concentrant tous les pouvoirs de police et de justice, plus Marcel Déat, du Rassemblement national populaire.
Les miliciens, présents dans le film dans l’assaut donné au maquis, sous l’autorité directe du ministre de l’État français, vont donc assassiner Victor Basch, ancien président de la Ligue des Droits de l’homme, et sa femme Hélène, le 11 janvier 1944, Jean Zay, ancien ministre du Front populaire, le 20 juin etGeorges Mandel, farouche adversaire de l’armistice, le 7 juillet.
Mais on peut aussi parler de l’engagement avec armes contre les maquis, ainsi les Glières, en Haute Savoie, en appui à l’offensive de la Wehrmacht. 247 maquisards faits prisonniers furent alors livrés à la Milice française et fusillés (entre le 18 mars et le 26 mars 1944) ; ou de l’exécution des otages juifs de Rillieux-la-pape fusillés à la suite de l’attentat meurtrier contre Philippe Henriot, par la Milice régionale de Lyon, sous la responsabilité de Paul Touvier.
Mais les pétainistes de base sont aussi présents dans le film : le propriétaire tirant profit de la traque des juifs en augmentant le loyer de la famille Horn, la serveuse antisémite, Marie, s’en prenant violemment à sa rivale, France Horn.
Les Juifs, à commencer par les Juifs étrangers, dans le film des Juifs allemands ou autrichiens, germanophones, les trois membres de la famille Horn, sont depuis l’arrivée au pouvoir de Pétain-Laval, victimes de persécutions : recensements ciblés de l’automne 1940, avec élaboration d’un fichier à quatre entrées : noms, adresses, nationalités et professions qui servira aux arrestations, à l’internement et à la déportation ; statuts des Juifs des 3 octobre 1940 et 2 juin 1941, avec les interdits professionnels, ainsi Albert Horn, tailleur de la rue Marbeuf, ne peut plus exercer une profession en rapport avec le public. La carte d’identité avec la mention JUIF en grosses lettres, l’étoile jaune depuis juin 1942, les rafles, à partir de mai 1941, avec internement en camps,et les arrestations individuelles, les déportations à partir de mars 1942. Après l’invasion de la zone dite libre, le 11 novembre 1942, les seules échappatoires sont de se cacher, et de s’exiler en Espagne, comme tente de le faire la famille Horn, ou en Suisse, ou de gagner l’Angleterre ou les Amériques.
Ce qui est remarquable dans le film, ce sont les trois modes de comportement de la famille Horn : la grand-mère Bella parle en allemand aux membres de sa famille mais refuse de parler aux Français collaborateurs, elle s’absorbe dans sa cuisine et dans ses réussites, elle fait preuve jusqu’au bout d’une grande dignité, le fils Albert est dans la plus grande réserve, la plus extrême méfiance à l’égard des Français qu’il côtoie, mais il doit vivre (il confectionne un costume à Lucien sur commande de JB de Voisins, qui travaille lui aussi pour la police allemande) et laisser vivre sa fille unique, France.
Il oscille entre les compromis auxquels il est contraint pour survivre et le fatalisme d’une mort annoncée ( il prend le risque d’aller jusqu’à la villa des Collaborateurs, il y est identifié, arrêté et livré aux Allemands de la Kommandantur). France, la petite fille, de nationalité Française, âgée d’une vingtaine d’années, est animée d’un désir très fort de vivre sa vie, sa sexualité, et de passer en Espagne, mais elle est aussi attachée à sa grand-mère qu’elle n’abandonne pas, à son père qu’elle espère sauver et dont l’arrestation lui fait exprimer toute sa douleur contenue. Ils sont tous interpellés, les deux femmes par un sous-officier allemand de la SS.
Les Résistants appelés par leurs ennemis « terroristes » ou « Bolchevicks », sont instituteur franc- maçon, comme Robert Peyssac, le lieutenant Voltaire du maquis, gaullistes comme le professeur de médecine Paul Vaugeois, l’officier en uniforme, membre de l’ORA. Seuls les Communistes ont une identité collective, pas de noms ni de prénoms, pas de visages. Ils sont victimes de tortures ou abattus, fusillés, menacés, dans les maquis, par l’assaut conjoint des soldats, miliciens et gestapistes.
Les Résistants quand ils sont armés, se livrent à des attentats contre le couple JB de Voisins/B. Beaulieu, ou contre les auxiliaires de police dans leur villa, tous mitraillés. Ils sont aussi à l’origine d’une justice expéditive : Lucien sera condamné à mort par un tribunal militaire de la résistance.

Histoire de Lucien
Le dernier personnage est donc Lucien Lacombe et le film traite remarquablement de l’histoire singulière d’un jeune homme pauvre, humilié dans sa personne ( il refuse de continuer à être domestique, d’être tutoyé), ses relations avec sa mère, Thérèse : femme d’un prisonnier de guerre, devenue la maîtresse du propriétaire – exploitant de la ferme, Laborit, et ses rapports avec une société qui lui refuse ce à quoi il aspire : l’argent sans compter, les femmes, la puissance, la revanche sur les dominants. Il est repéré par des hommes qui l’embauchent, en comprenant le parti qu’ils peuvent tirer de ses frustrations, de son inadéquation au monde, de son absence de sensibilité, soit l’inspecteur de police révoqué, l’aristocrate viveur et le champion cycliste raté, hommes de main et de pouvoir sous l’occupation. Les femmes des policiers ne sont pas mieux traitées, toutes sans état d’âme devant les violences infligées aux résistants arrêtés : l’une est frivole : Betty, obsédée par ses espoirs de carrière, l’autre, Lucienne, appelée par son amant « maman », est une personnalité froide et autoritaire, la troisième Marie, devient hystérique et profère des injures antisémites quand elle se sent bafouée.
Même ambiguïté dans le caractère des femmes qui s’attachent à Lucien : sa mère subit le comportement d’un fils qu’elle sait en danger de mort, mais qui l’entretient, France Horn cherche aussi, par son intermédiaire, à faire passer son père en Espagne, après que le recours à un passeur ait échoué.

Le film traite donc aussi de la « zone grise », de ceux et celles qui vivent dans l’indifférence ou dans la gestion de leurs problèmes personnels, voire soutiennent, sans s’engager, les résistants ou les collaborateurs (ainsi Laborit a un fils au maquis et il co-habite avec Thérèse dont le fils est dans la police allemande), qui attendent de voir comment les choses vont tourner …
Enfin la démonstration magistrale est que les familles juives, même sans engagement, sont menacées dans leur existence. Pour elles il n’y a d’issue que provisoire, en se cachant puis en s’exilant, mais leur arrestation, leur internement, leur déportation sont programmés par les Nazis et leurs polices, il faut donc beaucoup de conscience et de chance pour y échapper. Mêmes risques fatals pour les collaborationnistes qui à terme, paient le prix fort de leur engagement aux cotés ou au service des occupants, tous exécutés dans le film, en fin de guerre, à l’été et l’automne de 1944.

Quant aux Résistants, ils sont torturés, fusillés ou déportés, mais il y a dans « Lacombe Lucien », me semble t’il, comme un écho/hommage au film « L’ armée des ombres » de Jean-Pierre Melville, lui-même d’origine juive, résistant patriote de tendance gaulliste (comme Joseph Kessel, auteur du livre dont le scénario est tiré) en ce sens que le film traite aussi du caractère tragique de la Résistance, confrontée à la trahison et à la mort. On ne peut penser qu’à Jean Moulin. La forte implication du metteur en scène et du scénariste se retrouvera dans leurs œuvres ultérieures : « Au revoir les enfants », le film de Louis Malle sur l’arrestation et la déportation de trois enfants juifs et du Père Jacques (Lucien Bunel), directeur du Petit collège des Carmes à Avon et  Dora Bruder, le livre immortel de Patrick Modiano (1997).

Marie-Paule Hervieu, Cinéma Jean Vigo de Gennevilliers – 11 décembre 2015.


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