– 16 décembre 1942 : Auschwitz-Erlass de Himmler.
– 16 mai 1944 : Révolte au camp des familles à Birkenau.
– 2 août 1944 : Liquidation du Zigeunerfamilienlager
Attention, un témoignage terrible.
Rapport [1] de Léo Cambier [2] sur l’extermination de 4000 gitans en une seule nuit :
« Lorsque je suis arrivé au B I 18 du Lager F (Krankenbau) à la date du 27 juillet 1944 pour un anthrax au pied droit, les gitans étaient déjà au KL Birkenau. Leur nombre total (environ) 5800 prisonniers des deux sexes y compris les enfants. Provenance Allemagne et les différents pays d’Europe centrale (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie). Ils avaient été mis en quarantaine dans le camp mixte aménagé à leur intention, aux limites du notre.
La façon dont ils ont été traités est absolument inexplicable, sans aucune logique et probablement unique dans les annales de la vie concentrationnaire.
I. –Le Zigeunerfamilienlager
Les hommes, les femmes et les enfants n’ont pas été séparés, mais affectés dans les Blocks divers du camp. Ils avaient pu garder leurs effets personnels. Les enfants au-dessous de 15 ans sont restés avec les femmes et ont bénéficié d’un régime de faveur (Zulag [3]) de deux distributions par jour d’un 1/3 de pain blanc et d’1 /4 de lait. Pour les adultes, même régime que nous, mais ration double de pain noir.
Aucune tenue rayée (pyjama). Les hommes ont gardé leur habit civil avec seulement une croix peinte au minium jaune, dans le dos de la veste.
Pour les femmes, la robe de couleur vive avec l’écharpe sur la tête. Pas de tatouage à l’avant bras, ni de marque distinctive triangulaire sur le devant de leur habit, ni de numéro matricule. Pas de travail en Kommando pour les gitans, excepté ceux qui étaient de corvée dans le Lager. Détail incroyable : ils ont pu conserver leur chevelure.
Nous étions ahuris de traîner notre maigreur squelettique devant ces gens venus d’un autre monde et traités d’une façon impensable pour un concentrationnaire. C’est en les regardant vivre et s’ébattre (hommes, femmes et enfants), que nous réalisions ce que nous avions été et ce que nous n’étions plus, avec nos 35 kg et notre crâne rasé.
J’ai pu personnellement leur parler assez régulièrement et nous obtenions des morceaux de pain noir à la limite des barbelés du camp F dans la mesure où la surveillance le permettait, et où cette nourriture n’était pas perdue pour tout le monde...
Le moral des gitans n’était pas mauvais. Ils avaient pu s’adapter rapidement au camp et s ‘organiser une vie communautaire. Un bref aperçu de notre aspect physique les avaient vite renseignés sur leur situation privilégiée. Cet état de choses devait durer jusqu’au 2 août 1944.
Sur décision administrative de la Direction du Camp (ou peut-être sur un ordre de Berlin), une sélection médicale et surtout politique eut lieu par des officiers SS que nous n’avions jamais vus dans le camp. Il s’agissait de déterminer quels étaient les gitans en mesure de prouver leur origine allemande ?
Près de 1 800 gitans sur le chiffre global de 5 000 prisonniers environ ont été officiellement grâciés. J’ai assisté à leur départ. Toutes leurs affaires et leurs valises méthodiquement entreposées leur ont été remises. Ils ont quitté le KL Birkenau dans la plus grande joie et en chantant dans les camions.
Nul n’a jamais raconté ce qu’ils sont devenus [4].
Les gitans restés au camp (environ 4 000) n’ont pas manifesté d’inquiétudes et n’ont pratiquement rien eu de changé dans leur mode de vie et de nourriture. Certains m’ont donné des détails sur le travail de la commission politique de sélection : Cela a consisté en des interrogatoires minutieux sur leur province allemande d’origine, des vérifications sur leur connaissance de la langue allemande avec des dictées et devoir scolaire primaire. Ont été éliminés les gitans d’Europe centrale (à savoir Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie etc.).
Je n’ai pas trouvé malgré mes recherches, de gitans venus de France ou des Pays de l’Ouest.
II. – Les travaux préparatoires de l’extermination.
Il est difficile de savoir si ces travaux faits en grand secret par les prisonniers du Sonderkommando ont été commencés avant l’arrivée des gitans au KL Birkenau ou après la décision de grâce partielle des autorités du camp. J’aurais pu le savoir ultérieurement par mon informateur mais je n’ai pas pensé à poser la question et aujourd’hui je le regrette. Voici quel était le plan et le processus de liquidation :
Jusqu’ici le procédé adopté était le passage dans les chambres [à] gaz suivi de l’incinération des corps par petits groupes réguliers de prisonniers mais sans limite impérative de durée de l’opération dans le temps (exemple : la destruction des convois de juifs hongrois expédiés par Eichmann). Ici, il s’agissait de faire disparaître en une seule nuit 4 000 prisonniers, probablement par « débrouillage » local. Comment résoudre le problème avec deux fours crématoires surchargés et en si peu d’heures ?
On eut l’idée des fosses d’incinérations géantes.
Ces bûchers consistaient en deux fosses supplémentaires, beaucoup plus longues (30 à 35 m) que larges (8 à 10 m)… Je ne sais plus le chiffre de profondeur, mais des expériences antérieures sur les chiens avaient permis d’évaluer en surface la dose de nocivité des ampoules de gaz (zyklon) sans risque de danger pour les opérateurs agissant à l’extérieur. (C’était là une grossière erreur d’évaluation, car cette exécution ne devait être, en fait, qu’une très longue et infernale boucherie.) Les ampoules de gaz zyklon étaient entreposées dans des emballages en fer avec des étiquettes à tête de mort et la mention ironique « Bon pour la destruction des ennemis du Reich »… Sur le moment, j’ai douté de cette affirmation mais je devais constater bien plus tard après la libération, que les containers de gaz zyklon en pastilles (régime crématoire) portaient effectivement cette inscription. Mon informateur ne m’avait pas menti.
III. – La fin des gitans
Le jour de l’extermination (très probablement le 2 août 1944) la journée avait commencé sans fébrilité spéciale…. Il y avait eu pourtant vers les dix heures distribution massive de suppléments (pain noir adultes – pain blanc + lait enfants de moins de quinze ans).
Ce devait être ma dernière vision des gitans de Birkenau…
Chez nous, au Lager F, la première mesure exceptionnelle a été l’ordre de rentrée de la totalité des Kommandos extérieurs avant 13 heures et après un court appel, de regagner les Blocks respectifs (B l 15 – Krankenbau – en ce qui me concerne). Nous avons dû, valide ou pas, regagner les lits que nous ne devions quitter que le lendemain matin. Nous avons tous pensé à une inspection des dignitaires du camp ou à une visite de routine des adjoints du Dr Mengele, mais à aucun moment nous n’avons pu supposer la liquidation physique de nos voisins.
Nous ne pouvions pas voir ce qui se passait à cinquante mètres du camp, mais nous pouvions entendre le trafic des camions (opération qui devait durer jusqu’au petit jour). Il était 16 heures de l’après midi quand les premiers gitans furent pris en charge à coup de schlagues….mais le vrai signal du drame….la chose qui devait déclencher la révolte impuissante, les cris, les larmes et les hurlements : ce fût la séparation des petits enfants et des femmes. Il me semble que les gitans ont réalisé d’un seul coup par sorte de prémonition collective qu’ils allaient à la mort. Ils ont tous compris et ils ont hurlé ! [5]
Des hurlements que jamais je n’oublierai….jamais…..
En fait pourtant, ces camions n’allaient pas loin. Ils faisaient la navette entre les Blocks et le Waschraum. Là, les prisonniers se sont mis complètement nus et ont été sommés de ranger leurs effets personnels par petit tas, en ordre, dans le local. C’est cette opération qui prit le plus de temps sur l’horaire total. Plus tard, mon informateur du Sonderkommando m’indiqua comment il avait pu distribuer quelques cuvettes d’eau à boire, moyennant une broche artistique qu’il m’a montrée. Il m’a dit : « - De toutes façons, ils n’auraient pu rien garder...mais je leur ai donné à boire quand-même, sans me douter de ce qu’il nous restait encore à faire... »
Ensuite, chacun remonta dans les camions [vers le crématoire V] et cette fois ce fut le génocide…
Je ne décrirai pas l’arrivée du convoi des gitans à la chambre à gaz du crématoire car ces procédés classiques de liquidation sont connus maintenant de tout le monde. Chaque déporté politique de retour des camps de concentration a pu le confirmer dès la fin de la guerre. Je ne parlerai donc que de ce qui s’est passé aux fosses incinératives.
Lorsque les premiers camions apparurent sur les lieux du supplice avec un chargement à partager entre deux fosses additives, il y avait déjà beaucoup de retard sur le plan prévu. On avait disposé des projecteurs alimentés par un camion à groupe électrogène. C’est donc de nuit que les gitans furent liquidés en partie par les SS (gaz zyklon) et par les hommes du Sonderkommando (complètement ivres de schnaps pour la plupart). Leur rôle consistait à précipiter les victimes dans les fosses à coup de bâton en évitant les retours de flammes et la suffocation par la fumée. Une vision d’Enfer !… Seuls les premiers gitans eurent la chance de mourir vite mais les choses se gâtèrent rapidement par le trop grand nombre de corps et l’affolement des victimes. On vit des êtres en flammes se redresser jusqu’à la surface et s’agripper aux bottes des exécutants. Les SS s’énervèrent et renoncèrent aux ampoules zyklon. Pour aller plus vite on arrosait de nouveau les victimes avec de l’essence, mais chose étrange aucun SS ne se servit d’armes à feu… Le Sonderkommando, épuisé et noirci par les flammes ne tenait plus debout… Certains vomissaient et les SS eux-mêmes étaient dépassés par l’ampleur de l’exécution et le mauvais rendement. L’opération se poursuivit toute la nuit pour s’achever avec des tombereaux de cadavres à demi-calcinés [6].
Pour nous, ceux du Lager F et moi du Krankenbau, lorsque nous sortîmes le matin, une épouvantable odeur de chair brûlée et d’essence avait pénétré jusqu’à l’intérieur du Block. Dehors, il y avait un brouillard nauséabond et je regardai incrédule… le camp limitrophe absolument désert.
Environ 4 000 personnes venaient de mourir en quelques heures et ce n’était plus un mystère : Tout Birkenau en parlait ouvertement sans en connaître les détails !
IV.- Le dernier des derniers
Près de six jours après la liquidation totale des gitans, j’étais déclaré valide et quittai le B l 15 pour retourner travailler au Lager D (B l 18) …. Là, une surprise m’attendait : Un bel enfant gitan de 8 ans était devenu « aide-Stubedienst » auprès du Kapo du B l 18 ! Son prénom ou son surnom était Tiarko.
Je suis absolument incapable d’expliquer par quelles circonstances providentielles, il avait réussi à passer à travers cette extermination massive où ses parents et son frère n’avaient pu survivre ? Découvert le lendemain, caché dans le camp F, il finit par être affecté au B l 18 du Lager D, le plus surchargé et le plus mêlé d’ailleurs en nationalités diverses. Une autre version, beaucoup plus contestable à mon avis veut qu’un responsable SS mis devant le fait accompli, lui déclare en riant « Je suis de bonne humeur aujourd’hui… Je te donne ta vie….. »
Considéré comme la mascotte du Block, le Kapo lui avait procuré un petit pyjama rayé sur mesure ainsi qu’une Mütze à sa taille. Il ne semble pas qu’il ait été l’objet de sévices quelconques mais je ne l’ai jamais revu après mon propre départ du Lager D.
V.- Quelques invraisemblances qui n’en sont pas.
J’ai toujours éprouvé une gêne épouvantable à raconter l’histoire des gitans à un autre déporté politique ayant fait comme moi beaucoup de camps de concentration, parce que tout dans cette histoire est absolument contraire à l’ordre établi concentrationnaire, mais qu’y puis-je ?
Je sais bien que hommes, femmes et enfants groupés dans un même Lager, c’est à ne pas croire et pourtant c’est vrai et je l’ai vu !
Je sais bien que le Docteur Mengele passant en motocyclette devant les femmes gitanes nues à l’entrée du Waschraum et celles-ci dissimulant leur poitrine avec leur longue chevelure, cela ne peut que faire rire un détenu qui a eu comme nous tous le crâne rasé depuis le premier jour au camp. Et pourtant c’est vrai et je l’ai vu ! Qu’y puis-je ?
On peut s’interroger jusqu’à la fin des temps sur les motifs obscurs des nazis pour avoir appliqué un traitement de faveur aux gitans et ensuite les exterminer brutalement avec des procédés inhabituels chez des scientifiques de la mort. »
Léo Cambier
En septembre-octobre l’extermination continue avec des Tsiganes qui sont renvoyés à Birkenau.
4300 personnes est le nombre des victimes tsiganes assassinées la nuit du 2 au 3 août 1944.
Environ 22 000 Sinti et Roms sont morts dans les chambres à gaz, et aussi de la faim, des maladies et des expériences médicales de Mengele.
Sources :
Dokumentations- und Kulturzentrum Deutscher Sinti und Roma :
https://www.roma-sinti-holocaust-memorial-day.eu/de/history/the-liquidation-of-the-zigeunerlager/
Témoignages du général André Rogerie et d’Ernest Vinurel
Léo Cambier qui a participé au démontage des installations à Birkenau, raconte au général André Rogerie ce dont il est témoin direct.
Liquidation du camp des Tsiganes à Auschwitz-Birkenau
ROGERIE André, Vivre c’est vaincre, (écrit en 1945), Maulévrier, éd. Hérault, 1988, 106 p. rééd. UDA.
Vivre c’est vaincre, André Rogerie
VINUREL Ernest, Rive de cendre. Transylvanie, Auschwitz, Mauthausen, Préface de Daniel Simon, Mémoires du XXe siècle, L’Harmattan, 2003, 356 p.
Les Tsiganes dans l’Europe occupée : entre persécutions et génocide
Le langage des camps de concentration
Bibliographie complète sur les Tsiganes :
https://www.idref.fr/027518159
NM
[1] Ce document, trouvé après un décès dans une famille de résistants, nous est parvenu pour faire connaître ce témoignage sur le massacre des Tsiganes à Birkenau. Il était destiné à Simon Wiesenthal.
[2] Cambier Léo, né le 2 octobre 1919 à Paris, arrêté le 23 mars 1943 par la Sipo, résistant au mouvement Bouvron-Nantes, interné à Fresnes, Compiègne, déporté le 16 septembre 1943, arrivé le 18 septembre à Buchenwald, transféré à Dora, puis le 15 janvier 44 à Lublin, le 27 juillet 1944, arrive à Auschwitz, libéré à Althammer, sous-camp d’Auschwitz.
[3] supplément
[4] Les détenus ont été transférés dans d’autres camps : des jeunes, capables de travailler, à Buchenwald, les soldats de la Wehrmacht à Sachsenhausen, les femmes et les enfants à Ravensbrück.
[5] Józef Piwko et Tadeusz Joachimowski témoignent que les femmes, enfants, malades, vieillards n’avaient pas les moyens de résister. Die meisten von ihnen waren wehrlose Frauen, Kinder und Kranke. Doch sie konnten keinen aktiven Widerstand mehr leisten, da die meisten von ihnen alte Menschen, Frauen und Kinder waren..
[6] Leurs corps ont été brûlés dans les fossés situés à côté du crématoire, les fours crématoires étant alors hors service. Zentralrat Deutscher Sinti und Roma.