La Ronde de nuit, roman de Patrick MODIANO, NRF, Gallimard, 1969
Une période trouble.
« Un maniaque s’intéressera peut-être, dans quelques années, à cette histoire. Il se penchera sur la « période trouble » que nous avons vécue, consultera de vieux journaux. Il aura beaucoup de mal à définir ma personnalité. (171)
Époque de troubles et de désarroi.
Un maniaque : Modiano ?
Dans Paris à la dérive, plus aucune voiture, plus aucun piéton. La peste a décimé ses habitants Paris s’enfonce dans le silence et le black out.
Les rats ont profité des récents événements pour remonter à la surface, ils prennent possession de la ville.
Dans le quartier résidentiel le plus redoutable de Paris, ville engloutie, bathyscaphe, derrière les grandes façades noires, on ne sait ce qui se passe. Un monde en décomposition pourrit. On traverse des ténèbres maléfiques, lumière voilée des mauvais rêves. Morale, Justice, Liberté, Humain…disparus. Itinéraire d’une DÉ-COM-PO-SI-TION MO-RA-LE.
Des noyés glissent, la plupart ont perdu l’aspect humain, des milliers de corps, visages collés au hublot, yeux éteints.
On distingue à peine leurs viscères, les cadavres dérivent en groupes compacts, verdâtres dans les rues et les boulevards. Une odeur insoutenable à laquelle on s’habitue peu à peu.
Le décor est planté. On navigue en eau trouble. Le monde va à la dérive. Paris, Ville Lumière, disparue.
Des personnages troubles
Quel était mon rôle, square Cimarosa, au sein de l’une des bandes les plus redoutables de la Gestapo française ? Et rue Boisrobert parmi les patriotes du R.C.O.? » (171)
Lamballe/Swing Troubadour. Des héros et des salauds.
Un jeune homme bien élevé, « une charmante petite gueule d’enfant de choeur » est complice d’une bande de tortionnaires, de bouchers. Un rat d’hôtel recruté pour de basses besognes. Muni d’une carte de police et d’un permis de port d’armes, ce traître a pour mission de s’introduire dans un réseau de résistance pour le démanteler, arrêter tous ses membres, livrer son chef, le lieutenant Dominique.
Le réseau des Chevaliers de l’Ombre. Le R.C.O. Des héros qui vous scrutent avec leur regard clair. Des regards chargés de mépris. « Les types de mon réseau sont gonflés à bloc. Ils mourront, s’il le faut, sans desserrer les dents. »
Le lieutenant lui donne le nom de « princesse de Lamballe » et lui demande de s’introduire dans le Service du square Cimarosa de les renseigner sur leurs faits et gestes, dresser une liste complète de ses membres, commettre un attentat. Il a confiance en lui. Le sort du réseau est entre vos mains lui dit le lieutenant, vous ferez semblant de jouer leur jeu.
« Il savait bien qu’un jour ou l’autre, je deviendrais leur complice. Alors pourquoi m’avait-il abandonné ? On ne laisse pas un enfant tout seul dans le noir. »
« Lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j’étais. Mon lieutenant, JE N’EXISTE PAS »
Ses patrons : Henri Normand surnommé « le Khédive », à cause des cigarettes qu’il fume, un ancien repris de justice et Georges Philibert, un inspecteur principal révoqué.
Il entre à leur service sous le nom de « Swing Troubadour ».
Toute une humanité fangeuse gravite autour d’eux, un monde interlope. Ils recrutent des gangsters en qualité d’hommes de main. Ils ont profité de la misère et du désarroi général pour commettre les pires exactions. Des assassins vous cherchent dans le noir, fouillent les hôtels particuliers pour y trouver des objets d’art, vendent tous les objets saisis.
Trahisons, assassinats, arrestations dans la nuit. Une anthologie de traîtres, indics, tueurs à gages.
Des hommes suffoquent, suppliciés dans la baignoire par des inspecteurs de police révoqués aux méthodes brutales, hurlant : « Parle ou crève, crache l’adresse ». Le plus difficile, ne pas desserrer son étreinte pendant les quelques secondes qui précèdent la suffocation.
Délations, passages à tabac, vols, marché noir, trafics de toute espèce. Toute la laideur morale : chantage, abus de confiance, escroqueries. Homme traîné au salon, les mains liées par une ceinture…il macule le tapis de son sang. La vue du sang l’indispose.
Torture dans les caves : hurlements aigus, cris de douleur, des héros meurent sans desserrer les dents, dans des caves aux murs éclaboussés de sang. Menottes aux poignets, visage inondé de sang…Il est mort sans parler.
Requins d’affaires, demi-mondaines, patrons de boîtes de nuit, cambrioleurs, deux condamnés à mort… gravitent autour de l’officine. Personnel recruté dans la pègre, protégé en haut lieu. Le chef Henri Normand dicte ses volontés au cabinet du préfet de police et au parquet de la Seine. Pseudo agence de police privée, 177 avenue Niel, tolérée par la Préfecture de police qu’elle renseigne, entretient plus de cinq cents rabatteurs, brasse d’énormes affaires. Filatures, enquêtes, recherches en tous genres, perquisitions, interrogatoires, arrestations. Il est chargé entre autre de rassembler l’argent du racket. « Maître chanteur, gouape, donneuse, indic, assassin peut-être, mais fils exemplaire. »
S’il les mécontente, ils le liquideront. Ils lui règleront son compte, « les lâches ont toujours une mort honteuse ». Il vit dans la peur. Quand décideraient-ils de l’assassiner ? Il n’a sa place nulle part, pas plus rue Boisrobert que square Cimarosa. Indésirable partout.
Un hôtel particulier, 3 bis square Cimarosa :
« Comment va le R.C.O., mon petit SwingTroubadour ? demande le Khédive.
Troubadour/Lamballe explique que ce sont des garçons chimériques, bourrés d’idéal, inoffensifs qui ne parlent que de Bien, Bonheur, Justice, Liberté, Progrès, Vérité, Démocratie, Révolution, Honneur, Patrie…
Pourquoi ne pas les laisser divaguer ?
Le seul homme dangereux, Lamballe, le véritable chef du R.C.O. dit-il.
Il répète au Khédive et à Philibert que la capture de Lamballe doit être leur seul objectif.
Le Khédive lui règlera son compte. Ni Londres, ni Vichy, ni les Américains ne le sortiront de là.
Espionnage et double jeu, il se sent fragile, un fétu de paille dans la tempête, il commet le mal par lâcheté ou inadvertance. Papillon affolé allant d’un clan à l’autre, allées et venues perpétuelles du lieutenant au Khédive et du Khédive au lieutenant, ballotté entre les deux, harcelé de questions, zigzaguant à travers un labyrinthe de réflexions, girouette, pantin. Après des rondes et des rondes, il finirait par se perdre dans une époque aussi ténébreuse. Contenter les uns et les autres pour qu’ils l’épargnent. D’un côté les héros « tapis dans l’ombre » : le lieutenant et les crânes petits saint-cyriens de son état-major. De l’autre, le Khédive et les gangsters de son entourage.
Le Khédive, Philibert, tous les autres forment une ronde autour de lui, de plus en plus rapide, de plus en plus bruyante. « Je finirai par céder pour qu’ils me laissent tranquille ». Tous ces gens, répartis en deux clans opposés, se sont ligués secrètement pour le perdre.
« Pas assez de force d’âme pour me ranger du côté des héros. Trop de nonchalance et de distraction pour faire un vrai salaud », pour devenir un traître exemplaire.
On lui a confié de part et d’autre un rôle d’agent double.
Entraîner le lieutenant à l’extérieur du café, pour l’appréhender plus facilement. Ensuite ceux dont on a indiqué les adresses tout à l’heure vont se faire arrêter dans la nuit. Il sonne chaque fois à la porte et, pour les mettre en confiance, leur dit son nom. Le lieutenant et Saint-Georges abattus, à l’angle de l’avenue Victoria.
Puisqu’ils veulent crever en beauté, qu’ils crèvent.
« Je subirai le même sort avant la fin de la nuit. »
Livrer le lieutenant et tous les membres de son réseau lui rapporte une certaine somme d’argent, quelques billets de banque.
Le REMORDS. « Ces visages n’en finiront pas de tourner et, désormais, vous dormirez mal ».
Leurs visages tournent, tournent très lentement. Les yeux bleu-noir du lieutenant, dix, vingt autres visages. La musique est de plus en plus rapide. Une ronde autour de lui. « …avant de mourir chaque homme se transforme en boîte à musique… » Une musique tzigane de plus en plus rapide pour étouffer ses cris. Un manège qui va de plus en plus vite. Il se souvient enfant d’avoir toujours eu peur dans ces chenilles. Il poussait des hurlements de peur mais tenait absolument à monter. Le salon tourne comme autrefois la chenille « Sirocco » à Luna Park.
Un mouchard prêt à tout, un immonde maître chanteur, des billets de banque plein les poches, engraissé par ces temps de restriction. Assassin s’ils le veulent. Coup de filet fait très proprement. Le faisceau lumineux de la tour Eiffel tourne comme un veilleur poursuivant sa ronde de nuit. Un phare qui indique la proximité de la côte où ils n’aborderaient jamais.
Ses derniers scrupules disparaissent avec la fatigue.
« On hésite à employer de tels procédés et puis on s’habitue ».
« Je n’étais pas plus méchant qu’un autre. J’ai suivi le mouvement voilà tout. Je n’éprouve pour le mal aucune attirance particulière. »
Les hommes, « laquais quand ils vous craignent, assassins dès qu’ils ont le loisir de s’attaquer aux faibles ».
Apocalypse. Féroces manigances.
Ses seuls compagnons, ses deux enfants, Coco Lacour et Esmeralda, personnages énigmatiques. Doux et silencieux, sourds, vulnérables, misérables infirmes. Un géant roux et une petite fille minuscule, sa richesse lui sert à les protéger.
Trois enfants abandonnés au milieu d’une fête infernale, objet d’une chasse à courre, on ne peut pas échapper aux hommes.
Cirque, opérette, music-hall.
La ville est comme un grand manège, un monde plein de bruit et de fureur, frénésie, tumulte, violences. Une fête infernale,
« De toute façon, je n’ai jamais su qui j’étais. Je donne à mon biographe l’autorisation de m’appeler simplement « un homme » et lui souhaite du courage. Je n’ai pas pu allonger mon pas, mon souffle et mes phrases. Il ne comprendra rien à cette histoire. Moi non plus. Nous sommes quittes. » (175)
(Le bois Robert lieu de mémoire où furent sommairement exécutés deux résistants membres des Forces françaises de l’intérieur. Jean Lanot avait 22 ans et Jean Roger Allviger 25 ans)
Dominique Dufourmantelle
Novembre 2024