Hommage à mon arrière-grand-père

Joseph Charles Huéber nait le 15 décembre 1875 à Villers-lès-Nancy (54) et meurt fin janvier 1945 en quittant son camp de déportation de Groß-Rosen effectuant les « marches de la mort ». Il était FTP et NN.
Depuis 2 ans, Troyes, Sainte-Savine et bien d’autres communes françaises sont occupées par les Allemands. Chacun vit comme il peut en se faisant le plus discret possible ou entrant dans la clandestinité de la Résistance.
Mon arrière-grand-père Joseph Charles Huéber, veuf, est cordonnier et partage sa vie entre son métier, son jardin et sa visite au petit café en face de chez lui.
Le 13 juillet 1942, il est arrêté chez lui par la gendarmerie allemande sur dénonciation d’un voisin car il n’hésitait pas à condamner ouvertement la présence allemande.
À 66 ans, il n’est pas homme à avoir peur car il en a vu d’autres ayant vécu la guerre 14-18. De plus, descendant direct d’Alsaciens, il avait une haine viscérale de l’ennemi. Enfin il n’a jamais caché ses idées communistes et, malgré un entretien sans doute musclé, il restera fidèle à ses opinions.
Il est donc accusé d’être FTP (Franc-Tireur Partisan = mouvement de résistance communiste)) et la police allemande le déclare NN (Nacht und Nebel = décret nazi [1] permettant de faire disparaître tout opposant).
Il va d’abord être envoyé à Clairvaux dans l’Aube, prison située à 70 km environ de Troyes puis au camp de Royallieu près de Compiègne et enfin à Fresnes.
Le 12 novembre 1942, il fait partie du convoi de prisonniers en partance pour l’Allemagne (convoi I.63).
Sur le quai, sont regroupés 40 NN, détenus à Fresnes ou à la prison du Cherche-midi de Créteil. Dans le groupe, le plus jeune a 17 ans et le plus âgé est mon arrière-grand-père qui a 66 ans.
Les raisons pour lesquelles, ils ont été arrêtés sont variables :
• Détention illégale d’armes de chasse ou de guerre (18 personnes).
• Aide à l’ennemi (9 personnes).
• FTP aubois arrêtés entre juin et juillet 1942 (13 personnes).
Sur les 13 FTP, seulement 3 reviendront de déportation en 1945.
Le train Paris-Berlin, s’arrête à la gare de Trèves (Allemagne) où les déportés descendent et prennent un autre train en direction du village de Reinsfeld (Allemagne) situé à 35 km.
Les 7 km entre cette dernière gare et le camp d’Hinzert (Allemagne) se font à pied, en colonne par quatre, sous les hurlements et les coups des SS. Le chemin est fait de montées et de descentes suivant une route étroite et pierreuse au milieu de la forêt de sapins. En haut d’une côte en sortant du bois, on découvre au fond d’une petite vallée, un joli camp avec ses baraquements, ses pelouses vertes où broutent trois chèvres et une dizaine de moutons blancs : un paysage bucolique et un camp qui parait accueillant et pourtant … Un SS les accueille qui en dit long sur la vie à venir : sur sa casquette, il porte l’insigne de son grade de corps à savoir une tête de mort [2] et deux tibias. Le convoi est arrivé au camp d’Hinzert le 13 novembre 1942.
Le camp spécial SS Hinzert ou KZ Hinzert est une prison et un camp de concentration allemand. À l’origine, c’était un camp de rééducation puis il reçoit des Résistants luxembourgeois en 1941, belges et français en 1942. Ils sont tous « Déportés NN ».
Conçu pour recevoir 560 personnes environ, il en a accueilli jusqu’à 1 500 en même temps. Ce n’était pas un camp d’extermination bien que des chambres à gaz y soient installées. Des tortures et des meurtres vont y être malgré tout perpétrés. Les conditions y sont extrêmement difficiles et beaucoup meurent de faim.
14 000 personnes environ âgées de 13 à 80 ans sont passés par ce camp avant d’être jugé. En 1946, l’administration militaire française a estimé à un millier le nombre de personnes décédées dans ce lieu.
À leur arrivée au camp, Joseph Charles Huéber et ses camarades sont soumis à des actes d’intimidation et de soumission : « Vous avez été amenés ici pour travailler ou mourir ! Faites votre choix ! Si vous voulez sortir d’ici vivants, votre attitude devra changer ! Vous êtes tous des saletés et des terroristes français, mais vous apprendrez le respect, ou vous partirez d’ici les pieds devant » !
Après avoir été rasés, tondus, désinfectés, douchés, ils passent une visite médicale auprès de 2 médecins français, prisonniers comme eux. De vieux habits militaires, plutôt des guenilles, leur sont donnés où les lettres NN sont peintes les exposant ainsi aux sévices des gardiens SS. Charles Joseph reçoit le matricule 5 650.
Après quelques jours de quarantaine, les prisonniers rejoignent leurs baraques qui peuvent accueillir 80 personnes environ. La journée commence à 4 heures du matin et se termine à 22 heures. Certains matins, le plaisir pervers d’un des gardiens est de faire faire le tour du camp accroupi et imitant le cri de la grenouille. Celui qui ne peut pas est puni. Le travail forcé se fait sous les coups de matraque.
Le 15 décembre 1942, Charles Joseph Huéber a 67 ans. Comment un homme de son âge a pu résister à tous les sévices et horreurs que les SS ont fait subir aux prisonniers !
Fin janvier 1943, il est transféré avec d’autres prisonniers vers les prisons de Diez-sur-Lahn (Allemagne) et de Wittlich (Allemagne) avant d’être envoyés pour comparaître devant le tribunal spécial de Breslau en Pologne (aujourd’hui Wroclaw), situé à presque 900 km.
Son voyage s’effectue en train dans des conditions épouvantables : 110 à 120 personnes entassés par wagon au lieu de 40 personnes normalement.
Suite à son procès, il est envoyé au camp de Groß-Rosen (le village s’appelle aujourd’hui Rogoźnica).
Ce camp de travail exploite des carrières de granit et dépend de Sachsenhausen [3] (Allemagne). Le 1er mai 1941, Groß-Rosen devient indépendant avec ses propres kommandos de travail.
Au début, c’est un petit camp de 2 bâtiments destiné uniquement à l’exploitation de la carrière mais vu les conditions, l’espérance de vie est de 5 semaines environ. Le travail de douze heures y est épuisant et le manque de nourriture et de soins médicaux affaiblissent les ouvriers. Tous subissent les mauvais traitements infligés aussi bien par les SS que par les fonctionnaires. Le taux de mortalité y est élevé et Groß-Rosen est considéré comme l’un des camps de concentration les plus durs.
Très vite, Groß-Rosen devient le centre d’un vaste réseau d’au moins 98 sous-camps. Environ 125 000 prisonniers sont passés par ce camp principal et ses sous-camps dont plus de 25 000 femmes. Les prisonniers les plus nombreux sont les Juifs des différents pays d’Europe, les Polonais et les habitants de l’ex-Union soviétique. On compte environ 40 000 victimes dans ce camp dont 4 à 5 000 prisonniers de guerre russes. À partir de 1941, ces derniers sont régulièrement amenés au camp pour être exécutés par pendaison, par balle ou généralement par injection létale. En octobre 1942, tous les prisonniers juifs sont transférés dans d’autres camps, principalement à Auschwitz.
C’est dans ce contexte que Joseph CharlesHuéber arrive au camp en février ou en mars 1943.
Le camp d’origine ou « petit camp » est prévu pour 7 000 détenus et couvre environ 7 hectares. Au début, 2 puis 4 baraques en bois sur des fondations en pierre abritent les prisonniers. Puis une cuisine, des ateliers et un hôpital provisoire sont construits. Le camp est entouré de clôtures en fil de fer barbelé électrifié et à chaque angle se trouvent des miradors. Construit en terrasse, il est visible de tous les côtés. Avant d’y pénétrer, on y trouve des bâtiments pour le commandant et ses gardes. À l’extérieur, à l’est et au nord, les terres sont cultivables et les propriétaires se serviront de la main-d’œuvre proposé par le camp.
Puis 22 blocs sont construits ainsi que 7 pour l’infirmerie, 1 pour le kommando de cordonnerie et 1 autre pour celui des vêtements. Ceux-ci proviennent des victimes du camp ou d’autres camps pour être transformés en lanières de fusils ou pour la papeterie.
Joseph Charles Huéber, cordonnier de métier, travaille dans l’atelier de chaussures. Je sais qu’il réparait les souliers de ceux qui en avaient besoin, d’après le témoignage d’un survivant du camp.
Il n’y a ni égout ni eau et celle-ci doit être acheminée par camion-citerne. La crasse est partout que ce soit dans les baraquements, les dortoirs et sur les vêtements. Avec le manque d’hygiène, les maladies se développent. Pour soigner les malades, il y a peu de médicaments, de pommade et de pansements d’ailleurs en papier. Les personnes souffrantes doivent guérir sinon ...
La mortalité étant très élevée, un premier crématorium de campagne est construit en mai 1941. Il sera complété en 1943 par des fours à quatre chambres. Ces fours fonctionnaient tous les jours.
2 entreprises Siemens et Blaupunkt (fabricant d’électronique allemand) ont des ateliers au sein du camp et font travailler des détenus mais aussi des polonais des villages voisins.
Les prisonniers NN dont fait partie mon arrière-grand-père sont internés dans les blocs 9 et 10 appelés « casernes françaises » qui peuvent contenir jusqu’à 1 000 détenus chacun. Il sont particulièrement maltraités et leurs conditions les conduisent rapidement à la mort.
Je ne peux m’empêcher de penser à mon arrière-grand-père qui, malgré son âge, a dû supporter une vie proche de l’enfer. Il devait être très robuste physiquement mais aussi moralement.

À partir du 16 janvier 1945, le camp devient une étape dans l’évacuation précipitée des déportés d’Auschwitz à l’approche de l’Armée rouge. Le camp de Groß-Rosen est rapidement surpeuplé : des baraquements prévus pour 100 détenus en hébergent jusqu’à 400.
Fin janvier, Joseph Charles fait partie des « marches de la mort » via Mittelbau-Dora, laissant derrière lui Groß-Rosen. On peut s’imaginer les longues files de prisonniers harassés par tant de souffrance subies, marcher silencieusement dans le froid et la neige, pressés par des SS inhumains.
Beaucoup ne pourront pas résister. Ce fut le cas de mon arrière-grand-père : voyant ses difficultés pour marcher, un gardien allemand lui prête son vélo pour qu’il s’appuie dessus. Des SS remontant la file de prisonniers en voiture, voient la situation. Sans aucune pitié, ils vont tirer sur mon arrière-grand-père mais aussi sur son protecteur les tuant tous les deux au bord de la route, ennemis mais unis dans une même destinée. Joseph Charles Huéber avait 69 ans ! Personne ne sait où il repose.
Élisabeth Huéber
Sources
La déportation de répression dans l’Aube par Rémi Dauphinot et Sébastien Touffu :
https://pdf4pro.com/fullscreen/la-d-201-portation-de-r-201-pression-dans-l-aube-2962a0.html
http://cavaliers.blindes.free.fr/rgtdissous/12dragonsh.html
http://memoiredeguerre.free.fr/lieux-dep/gross-rosen.htm#deb
https://blog.nationalarchives.gov.uk/remembering-the-gross-rosen-concentration-camp/
https://books.openedition.org/eud/2411
https://dachaukz.blogspot.com/2014/02/gross-rosen-concentration-camp-part-16.html
https://de-academic.com/dic.nsf/dewiki/790920#Konzentrationslager
https://deportes-politiques-auschwitz.fr
https://en.gross-rosen.eu/historia-kl-gross-rosen/
https://fondationmemoiredeportation.com/wp-content/uploads/2019/02/13-panneau-fmd-13.pdf
https://francearchives.gouv.fr/fr/article/92072457
https://historia-swidnica.pl/unikalne-zdjecia-z-kl-gross-rosen/
https://journals.openedition.org/criminocorpus/2554#tocto2n4
https://maitron.fr/spip.php?article235590
https://museedelaresistanceenligne.org/media5275-Plaque-appose-sur-la-prison-de-Fresnes
https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/nn-deportes-condamnes-disparaitre
https://www.ffi33.org/deportation/campsliste.htm
https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/article.php?larub=289&titre=morts-en-deportation
NDLR
Etudier la déportation de répression et la déportation de persécution
Rechercher un déporté de répression :
http://www.bddm.org/liv/index_liv.php
Rechercher un déporté de persécution :
https://stevemorse.org/france/
Camps de concentration et d’extermination
Chronologie des évacuations et libération des camps
Le langage des camps de concentration
Le génocide nazi et les négationnistes
Groß-Rosen
février 1945 : Libération de Groß-Rosen par l’Armée rouge
https://fondationmemoiredeportation.com/wp-content/uploads/2015/02/memoire_vivante46-1.pdf
Wolfgang BENZ, Barbara DISTEL (Hrsg.) : Der Ort des Terrors. Geschichte der nationalsozialistischen Konzentrationslager, 9 Bände, C. H. Beck, München 2005
5 : « Hinzert, Auschwitz, Neuengamme »
6 : « Natzweiler, Groß-Rosen, Stutthof »
Eugen KOGON, Hermann LANGBEIN, Adalbert RÜCKERL, Les chambres à gaz, secret d’Etat, Francfort, 1983, Paris, Ed. de Minuit, 1984.
Daniel BLATMAN, Les Marches de la mort. La dernière étape du Génocide nazi, été 1944-printemps 1945, traduit par Nicolas Weill, publié avec le concours de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, Fayard, Paris 2009
[1] NN décrets Keitel, promulgués les 7 et 12 décembre 1941, peine de mort pour les civils et au secret plus isolement pour les déportés en Allemagne
[2] Les SS Totenkopf (tête de mort) sont gardiens de camp
[3] Groß-Rosen est un camp satellite de Sachsenhausen