L’écrivain, réalisateur bien connu de documentaires, auteur par exemple en 2010 d’Einsatzgruppen, a publié en 2017, un roman intitulé La Passeuse, édité par Rivages Poche en 2024 (365 pages). Ce roman est en fait une enquête historique familiale, le produit d’une consultation méthodique d’archives, de recherche de documents administratifs, d’écoute de témoignages oraux et enregistrés à la fois familiaux ou produits par l’INA, en 2006, de la figure principale, celle qui est devenue « La passeuse des Aubrais » [1], Thérèse Léopold, laquelle a sauvé les deux enfants Prazan, Jeannette et Bernard, son père et sa tante, alors âgés de 6 et 9 ans, en les faisant passer, à l’été 1942, en zone dite « libre ».
Michaël Prazan a été un enfant du Onzième, son père et son grand-père ayant fait de cet arrondissement de l’Est parisien leur « fief ». Bernard Prazan a habité, dès sa naissance, 57 rue de Charonne (quartier Roquette), lui-même avenue de la République ; il est le descendant de familles juives polonaises immigrées, yiddishophones. Ses grands-parents paternels étaient commerçants, son grand père Abram, né en 1901 a été propriétaire de deux boucheries, de parts dans une boulangerie et dans un restaurant de cuisine casher, chez Herschel, passage Basfroi (11e) et ses biens ont été spoliés pour être mis en vente à bas prix. Juif étranger, il avait déjà été convoqué par un « billet vert », le 14 mai 1941, au gymnase Japy, interné à Pithiviers, où il a travaillé à la sucrerie, d’octobre 1941 à janvier 1942, et déporté par le convoi 4 du 25 juin 1942 ; il a été exécuté à Auschwitz Birkenau, début 1943. Sa femme, Estera Fiszer, enceinte de six mois, a été arrêtée chez sa sœur Gitla/Gisèle, le 23 juillet 1942, rue de la Folie Méricourt, déportée de Drancy, dont Michel Prazan fait une description remarquable, par le convoi 12, du 29 juillet 1942, et gazée à son arrivée dans le centre de mise à mort ; à l’été 42, les deux petits enfants Prazan sont orphelins de la Shoah, hébergés par une cousine puis par leur tante maternelle Gitla qui, devenue française par mariage, dont le mari est prisonnier de guerre, n’est pas (encore) menacée de déportation, mais a de faibles revenus.
Le père de Michel Prazan, Bernard, et Gilberte, la mère de sa mère Roselyne Blatter, ont été des enfants cachés. Bernard et sa sœur, survivants, ont été placés, séparément, dans des maisons d’enfants, soit de l’OSE, soit de l’UJRE (Union des Juifs pour la résistance et l’entraide) devenue CCE (commission centrale de l’enfance), en particulier le manoir Denouval, à Andrésy, filmé par Robert Bober. Les jeunes parents Prazan étaient de même origine juive polonaise, vivant dans des quartiers limitrophes, le 11e et le 3e, ayant travaillé l’un et l’autre dans la confection, entreprises artisanales, à caractère familial, fondées après-guerre. Roselyne chez son père Nathan Blatter, ancien prisonnier de guerre, à la tête du « Hall du vêtement », Bernard associé à son oncle, Bernard Flaum, dans « Idéale coupe » puis petit patron de « Patrice Bréal », avant qu’il ne choisisse dans les années 80 d’ouvrir une galerie d’art moderne, sa grande passion. Au terme de la première partie intitulée « L’Enfant caché » qui se conclut par la mort de son père, le 29 décembre 2011, il entame l’écriture d’une seconde partie : « La passeuse des Aubrais » qui sera le sujet d’un documentaire en 2017.
Une information communiquée par un ami de leur père, Marcel Sztejnberg, suite à la lecture du livre de l’historien Yves Lecouturier, Les Juifs en Normandie ‒ 1939-1945, transmet aux deux frères Prazan, le nom de Thérèse Léopold, domiciliée à Houlgate (Calvados), qui a fait passer des enfants juifs, Bernard et Jeannette Prazan, en zone non occupée, fin juillet 1942 ; puis ils découvrent, dans une édition de travaux d’élèves du collège Paul Verlaine à Evrecy (Calvados), que leur grand-tante paternelle, Gisèle Flaum, 11 boulevard du Temple, a signé un texte déclarant qu’elle a remis ses neveu et nièce à Mme Lamboy, pour qu’elle les fasse passer en zone dite « libre », qu’elle en a eu confirmation, après l’avoir revue, en 1946. Attestation qu’elle produit le 4 juin 1965. Ils n’en ont jamais entendu parler, ni par leur grand-tante, ni par leur père, ce qui les amène à rechercher, à rencontrer et à visiter la « passeuse », ancienne déportée, sœur d’un résistant fusillé fin décembre 1943, dans la banlieue de Rouen, Henri Dobert (engagé dans le réseau Buckmaster, par le SOE britannique).
Le récit chronologique que leur livre la vieille dame, entremêlant détails précis, concrets, vérifiables et oublis, sauf exceptions des noms et prénoms des personnes concernées par le sauvetage et des lieux traversés, amène Franck et Michaël, à développer méthodiquement leur enquête, en confrontant la parole de leur père : ses affirmations répétées, ses doutes et ses silences, avec celle de la passeuse retrouvée au printemps 2011. D’abord elle est identifiable via le livre de Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier (1943) : née le 25 juillet 1918, elle a eu trois noms successifs, son nom de jeune fille Gady, et ses noms de femme mariée : Lamboy puis Léopold, et elle a bien été déportée par le convoi des 31 000 à Auschwitz Birkenau, venant du fort de Romainville.
Au travers de ce que lui rapporte Thérèse Léopold, et de son enquête de terrain, Michaël Prazan comprend que les deux enfants sont partis de chez leur tante maternelle, Gisèle Fiszer épouse Kossiakoff, naturalisée française par mariage, habitant le 11e, 30 rue de la Folie-Méricourt, qu’accompagnés par la passeuse, ils sont montés, en gare d’Austerlitz, dans un train en direction d’Orléans, et sont descendus à la gare des Aubrais (Loiret) puis ont marché en direction supposée de la ligne de démarcation. Il repère, d’après une vague concordance des faits, que la passeuse a été arrêtée par deux Allemands à vélo qui les ont emmenés dans ce qui était la Feldkommandantur de Romorantin (Loir-et-Cher), mais que le Cdt Graff, peut-être touché par la fatigue et la détresse de la jeune femme qui a présenté les enfants comme étant ses nièce et neveu qu’elle devait convoyer dans les Pyrénées, les a laissés repartir et prendre le train pour Laruns dans les Basses-Pyrénées ou Pyrénées Atlantiques ; ils y retrouveront leur oncle maternel, Maurice/Moszek Fiszer, en résidence surveillée, incorporé dans un GTE, à Eaux Bonnes (jusqu’à ce que, passé dans les Landes, il soit arrêté le 27 février 1943, interné à Gurs et déporté le 6 mars par le convoi 51, à Sobibor, les enfants étant transférés d’un home à l’autre, au moins sept fois. Thèrèse Lamboy/Leopold aura eu elle-même deux enfants, fille et garçon.
La question non résolue est celle des motivations de la passeuse : a-t-elle été de mèche avec un faux passeur, travaillant pour la Gestapo (RSHA), Pierre Lussac, qu’elle avait connu, ainsi que sa femme Yvonne, du temps ou elle était serveuse à la brasserie Convert à Nogent-sur-Marne ou a-t-elle eu un sursaut d’humanité, une prise de conscience qui lui a fait accomplir cet acte de sauvetage jusqu’à son terme ? Le doute vient du fait d’un regard que Bernard Prazan, alors âgé de six ans, a interprété comme un signe de connivence, entre elle et un homme resté en arrière, à quai, anticipant la « livraison » des deux enfants juifs, et du fait que Pierre Lussac, faux passeur et escroc, a livré une autre nièce Régine, à la police politique allemande.
Mais Thérèse Léopold a non seulement rendu compte volontairement, en apportant des preuves, de l’accomplissement de sa mission, sans rien demander en échange. Et, surtout, dénoncée par Pierre Lussac, elle a été arrêtée par les policiers allemands qu’il accompagnait, transférée dans la prison militaire d’Orléans puis dans le Fort de Romainville, le 13 novembre 1942 (matricule 1220) et déportée de Compiègne par le convoi du 24 janvier 1943, convoi constitué exclusivement de femmes, majoritairement résistantes et communistes, ce qui n’était pas le cas de Thérèse Lamboy, laquelle est restée en marge. Elle a suivi l’itinéraire des déportées triangles rouges à Auschwitz-II-Birkenau, si admirablement décrit par Charlotte Delbo, puis elle a été transférée à Ravensbrück, le 4 août 1943. Là elle travaillait de dix à douze heures par jour, dans une usine de composants aéronautiques, pour la Luftwaffe, lever à 3 heures, appel de quatre à six heures, par tous les temps dont le froid de l’hiver glacial, à moins 30°. Enfin, évacuée à Mauthausen, camp libéré par l’armée américaine le 21 avril 1945. Elle a donc enduré toutes les souffrances des déportées de son convoi (49 survivantes, 79% de femmes mortes), a été témoin de l’extermination génocidaire des Juifs hongrois ; elle a tenu bon, malgré son isolement, jusqu’à ce qu’elle soit libérée par la Croix-Rouge internationale, transportée par camion à St-Gall en Suisse et rapatriée par train le 21 avril 1945. Ce qui démontre beaucoup de sang-froid et de force de caractère. Pour autant, elle ne sera jamais reconnue comme déportée résistante [2] .
Le dossier de Pierre Lussac, le délateur, appelé par Michel Prazan, dans le chapitre « Requiem pour un salaud », un collaborateur de premier plan, un assassin et un traître, on pourrait ajouter un escroc et un voleur, est accablant, selon le rapport d’enquête constitué par le commissaire Deschamps, à la Libération. Son procès, et celui de ses acolytes a lieu à Orléans, le 16 juillet 1946, devant une cour de justice, en présence de 150 témoins ; 140 arrestations, 68 déportations, et 57 morts lui sont imputés, dont les exécutions sommaires de 41 lycéens résistants [3] ou leurs déportations à Dachau ; il est condamné à mort comme criminel de guerre et exécuté dans le camp d’internement des Aubrais, ancien lieu d’emprisonnement des Résistants, le 28 novembre 1946. Les crimes contre l’humanité, liés à des escroqueries en relation avec des familles juives recherchant un passeur pour gagner la zone non occupée, les livrant à la police allemande et les condamnant à être déportées dans les centres de mise à mort n’ont pas été déclarés comme tels. La femme et complice de Pierre Lussac, Yvonne Velghe, en fuite (réfugiée sous une fausse identité dans l’Orne) est arrêtée le 23 mars 1947, jugée le 1er décembre 1949 et défendue par l’avocat de l’extrême droite française, Me Tixier-Vignancour, condamnée aux travaux forcés à perpétuité, elle est amnistiée dans les années cinquante. Leurs chefs allemands dont le commandant de la Sipo-SD d’Orléans, Fritz Mersche, responsable de l’assassinat, les 21 et 22 juillet 1944, d’une quarantaine de Juifs, hommes et femmes, dont les corps ont été jetés au fond de deux puits (dits de Guerry) [4] à Saint-Amand (Cher) n’ont jamais été poursuivis.
Suite à ses recherches, Michaël Prazan a obtenu les preuves matérielles que sa grand-tante, d’abord en 1946, puis après avoir déménagé boulevard du Temple (3e arrt), et son père, dans les années soixante, ont revu, sans lendemain, la passeuse devenue Thérèse Léopold, et lui ont délivré des déclarations attestant du sauvetage des deux enfants, Bernard Prazan les ayant rédigées les 10 décembre 1963 et le 4 juin 196 , lui permettant d’obtenir, grâce à l’intervention de Jean Allègre, ancien chef de l’Armée secrète dans les Alpes-Maritimes et président de la FNDIRP départementale, une petite pension de déportée politique. Thérèse Leopold est morte le 10 décembre 2012, à 94 ans. Lui-même, toujours en quête de vérité, a consulté Marceline Loridan, ancienne déportée, et Serge Klarsfeld, avocat et historien, il a écrit un récit particulier sur l’histoire de sa famille paternelle, puis sur celle de la passeuse, maintenant le doute et rendant hommage à son père resté fidèle à son « humanisme universel », et à une femme courageuse qu’il a tirée de l’anonymat.
Marie-Paule Hervieu, août 2024.
[1] (Les Aubrais-Orléans, ligne de chemin de fer Paris-Bordeaux et Sud-Ouest ) ndlr
[2] ndlr « Selon lui (Bernard Prazan), la dame qui l’a fait passer en zone libre avec sa sœur, « membre d’un réseau de faux résistants (comprendre d’un réseau de vrais collabos), était partie pour nous livrer à la Gestapo. Mais, arrivée à la dernière gare avant la zone libre, elle avait eu pitié de nous, comme je l’ai lu dans son regard… ». »
http://www.memoirevive.org/therese-lamboy-nee-gady-31800/
[3] ndlr. Des lycéens du Corps Franc Liberté, en route vers les maquis, font une halte dans une ferme isolée à La Ferté-Saint-Aubin (Loiret), au sud d’Orléans, près de la Sologne. Ils sont attaqués par des Gestapistes avec à leur tête le Français Pierre Lussac, qui se fait appeler « le gestapache ». Quarante-et-un lycéens sont massacrés le 10 juin 1944, dix-huit déportés, quinze morts à Dachau, d’autres s’échapperont et repartiront combattre.
l’épopée tragique des lycéens parisiens en Sologne en juin 1944
Les lycéens, le traitre et les nazis, documentaire de David André
Georges JOUMAS,La tragédie des lycéens parisiens en Sologne, 10 juin 1944, Corsaire éditions, , 2014.
Pierre Lussac sera fusillé en face de la gare des Aubrais.
[4] ndlr Tragédie des puits de Guerry, article de Claude Dumond