« Cette trace n’a jamais quitté ma mémoire, les raies bleues et blanches de sa veste de déporté non plus. Elle est toujours restée accrochée dans son atelier de prothésiste dentaire. Cette trace là repose pour toujours avec lui. »
René Motro

La veste
Sébastopol, ce nom résonne comme l’annonce d’un combat longtemps resté sans écho : où est l’ennemi ? Quel est l’enjeu de cette lutte sans adversaire déclaré ? Un véritable désert des Tartares au 34 de cette rue sans caractère de Béziers. Une porte qui ouvre sur un couloir sombre et humide. Une marche à franchir. La porte qui se ferme derrière moi. Devant, un escalier fait de ténèbres entre deux murs incertains, que je n’ai jamais gravi. À droite, l’entrée, celle qui m’était ouverte, l’entrée sur ce lieu singulier, l’atelier de mon père, mécanicien dentiste comme on disait, ou prothésiste dentaire une dénomination que je préférais. C’est là que je l’ai trouvé, pendant de longues années, penché sur son établi, travaillant un appareil dentaire, sculptant une cire avec des gestes précis interrompus par la saisie de sa cigarette et le nuage blanc de gauloise sans filtre qui l’ensevelissait. L’odeur de tabac se mêlait à la cire chaude et à l’âcre poussière de la matière meulée et polie. Cette pièce ouvrait sur une autre destinée à des travaux plus grossiers. Elle-même conduisait après quelques marches descendues à une crypte. Je m’y risquais quelquefois mais toujours avec la crainte de ne pouvoir m’en extraire à nouveau.
Et puis il y avait la veste, cette veste qui est restée accrochée à un méchant clou, cette veste abandonnée, mais omniprésente, rayée de bleu et de blanc, des bandes verticales, barreaux de la pensée et puis cette bande horizontale, rouge, cette mer de sang où s’inscrivait la mention A 16783 « A sechzehntausend siebenhundert drei und achtzig ». La veste restait tournée vers le mur, ignorant les hommes et leurs regards. Ainsi suspendue, elle ne cachait pas les centaines de points bleus qui sur l’avant-bras gauche de mon père attestaient de l’infamie qu’il avait vécue. Elle témoignait. Elle témoignait d’une horreur que les lèvres de mon père ont toujours tue mais que son âme longuement laissait filtrer. Elle témoignait de la folie des hommes. Elle racontait les angoisses constantes, la peur et la désespérance, la révolte, la haine et la crainte du bourreau. Elle m’apprenait surtout la lancinante volonté de résister minute après minute. Ne pas s’écrouler. Encore une minute, et c’est la vie qui continue. Mon père, Haïm Motro, la portait en lui : « Lehaïm, À la vie ! ».
Dans les nuits enneigées du camp, lorsque s’égrenait la longue litanie de l’appel aboyé par l’instrument de la folie d’un pouvoir qui a cru que le bonheur de son peuple ne pouvait éclore que sur le charnier brûlant qu’il avait généré, les flocons blancs enveloppaient les corps secs et leur faisaient un linceul dont ils ne pouvaient se défaire. Oui tenir et tenir encore, nu, humilié, mais vivant, encore vivant, tant qu’un souffle peut succéder à celui qui s’éloigne dans la vapeur de la respiration. Fumée, toujours la fumée ...
C’est cette veste, que j’ai déposée sur son corps dans son cercueil, le 17 février 1986.
René Motro
voir la notice de Chantal Dossin :
https://www.cercleshoah.org/spip.php?article1233