Le 8 mai 2024, dans la commune de Bourron-Marlotte, était inaugurée une plaque aux cinq déportés de la commune morts en déportation, dont deux déportés juifs, morts à Auschwitz, l’un des deux s’appelait Salomon Ikka, il avait 21 ans.
Discours de Victor Valente maire de Bourron-Marlotte, à côté du préfet de Fontainebleau, Thierry Mailles, le 8 mai 2024.

Le 12 octobre 1943, le jeune Salomon Ikka, né le 12 octobre 1922 à Varsovie, devrait « fêter » ses 21 ans, en étant libéré du Centre d’éducation surveillée (CES) dit « camp de Marlotte », ouvert en forêt de Fontainebleau, à l’été 1942. Salomon a été condamné, suite à de petits délits, à y rester jusqu’à sa majorité (21 ans à l’époque). Au lieu de quoi, il est incarcéré à Melun sur ordre de la Gestapo, conduit à Drancy le 15 octobre, puis déporté le 28 par le convoi 61 à Auschwitz, où il disparaît.
La famille du jeune Salomon Ikka
Ses parents Jakob (Jacques) Ikka, né le 15 septembre 1891, et sa mère Pessa (Pauline) Grahl (ou Kron, selon les sources) née le 13 mars 1896, tous deux originaires de Brzeziny (Russie), passés par Varsovie où Salomon est né, ont émigré à Paris. À partir de 1937, les parents vivent séparés. L’adresse du domicile familial, est le 90 rue de Charonne à Paris (11e). Le père est tailleur. Salomon a deux frères, restés en Pologne dont les parents n’auront plus aucune nouvelle à partir du début de la guerre et une sœur morte de maladie à 14 ans. Salomon est allé à l’école primaire jusqu’à 11 ans et son niveau scolaire est correct. Il commence ensuite un apprentissage de tailleur, la branche professionnelle de son père.
À partir de ses 15 ans, de 1937 à 1941, le jeune Salomon a une adolescence un peu « agitée ». Il commet un premier larcin en 1937 : 100 francs soit moins de 60 euros 2024 ; le patron, à qui il est confié pendant 9 mois, rapporte à la justice sa bonne conduite. En 1938, il est arrêté pour « absence de pièce d’identité pour étranger », un délit selon les lois en vigueur dans la IIIe République finissante, mais il est acquitté et « rendu à ses parents ». En 1939, un abus de confiance d’un montant de 400 francs (soit moins de 200 euros 2024) lui vaut d’être confié par jugement aux soins d’un patronage israélite, association de bienfaisance, qui s’occupe du placement de jeunes délinquants comme apprentis, et dans le cas de Salomon Ikka, le place en Alsace (l’aide philanthropique en faveur des jeunes délinquants s’est développée dès la fin du 19e siècle). Mais il fait « une fugue » et le juge le remet à ses parents. Le 14 novembre 1941, il est à nouveau arrêté pour « vol qualifié », le vol d’une valise de vêtements : on peut se demander quels étaient les moyens d’existence de ce jeune garçon dont le père était déjà arrêté. Toujours est-il qu’il est alors incarcéré à la Maison d’éducation surveillée (MES) de Fresnes et condamné à une peine de 11 mois.
Législation concernant la jeunesse délinquante.
Pour comprendre, il est nécessaire d’expliquer l’évolution de la législation concernant la jeunesse délinquante. La loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et adolescents (TEA) met en avant la notion d’éducabilité alors qu’auparavant le régime était uniquement répressif. C’est ainsi que sont mises en place des juridictions spécialisées, la question du discernement du mineur, celle de la primauté des mesures d’éducation et la possibilité de liberté surveillée, selon l’évaluation des jeunes. En réalité le système reste encore très imparfait avec le maintien des colonies pénitentiaires. Pourtant, en 1930, un premier « centre de triage » et d’observation des détenus mineurs ouvre ses portes à la Maison d’éducation surveillée de Fresnes. Après évaluation par une équipe (le sous-directeur de l’établissement pénitentiaire, un instituteur, un médecin, un psychiatre), le dossier est transmis au juge pour enfants qui oriente le jeune mineur (soit remise aux parents, soit remise à une société de patronage ‒ société philanthropique ‒ qui lui trouve une place en apprentissage, soit envoi dans une autre MES).
S’inspirant de réformes entreprises dans les années 1930, en particulier sous le Front populaire, la loi du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante veut mettre en avant la notion d’éducabilité, en instaurant des centres d’observation pour mineurs auprès de chaque tribunal pour enfants et adolescents, loi qui reste d’ailleurs peu appliquée. Le jeune délinquant doit d’abord être observé avant que l’on statue sur son sort ; les juges pouvant choisir la possibilité de placements dans une institution d’éducation surveillée, « le placement ne pouvant dépasser l’époque où le mineur aura atteint l’âge de vingt et un ans [la majorité alors]. » Ces établissements se proposent d’assurer le relèvement moral des mineurs qui leur sont confiés par un régime comportant l’éducation morale et physique, un complément d’éducation générale et l’apprentissage d’un métier, mais en se mettant au diapason de la Révolution nationale et de son ordre moral.
À Paris cela donne lieu à l’ouverture d’un centre d’observation, composé en fait de plusieurs centres dont celui des Tourelles qui fonctionne de 1942 à 1945. Les Tourelles, c’est une ancienne caserne militaire dans le 20e arrondissement, devenue camp d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale dont un des bâtiments devient une MES, annexe de la prison de Fresnes.
En août 1942, dès la promulgation de la nouvelle loi, l’Éducation surveillée ouvre un camp de forestage en pleine forêt de Fontainebleau, genre « Chantier de la Jeunesse ». Les adolescents de 16 à 21 ans, sont en permanence au nombre de cent trente à cent cinquante jeunes (il y a des sorties et des nouveaux arrivants). L’encadrement comprend dix-sept à dix-huit adultes, soit six à huit moniteurs-éducateurs de 21 à 24 ans, un ou deux jeunes « instituteurs » (peu diplômés), trois ou quatre surveillants de la Pénitentiaire, quatre ou cinq moniteurs des Eaux et Forêts, et un chef de centre et un directeur (qui n’est pas sur place semble-t-il) et qui a la responsabilité comme directeur pénitentiaire. Le camp n’est pas entouré de barbelés. La plupart des jeunes sont des délinquants français condamnés pour vol, certains violents, mais aussi deux jeunes condamnés pour activités communistes et donc aussi un jeune israélite étranger comme Salomon Ikka.
Salomon Ikka au camp de Marlotte
Après observation du garçon à la MES de Fresnes où on note sa bonne conduite, un nouveau jugement du TEA de la Seine (Tribunal pour enfants et adolescents) intervient le 15 septembre 1942, qui le condamne à l’éducation surveillée jusqu’à sa majorité. Il est alors détenu à partir du 5 janvier 1943 au centre d’observation (MES) des Tourelles où il est enregistré comme israélite, puis, le 15 février 1943, il est envoyé, par « modification de placement », au camp de Marlotte, jusqu’à sa majorité (le 12 octobre 1943). Dans ce camp, son attitude est jugée positive par le chef de centre dans lequel il semble avoir confiance. Pour raison de santé, il est hospitalisé pour impétigo à la jambe gauche, le 13 mars 1943 à Fontainebleau, sur avis médical du médecin du camp, le docteur Ernest Remontet de Bourron-Marlotte. Il y reste jusqu’au 18 juillet suivant, puis revient au camp de Marlotte.
On apprend d’ailleurs par une carte-réponse dans son dossier, que le directeur du Centre, qui n’est donc pas sur place à la différence du chef de camp, sans doute un responsable des services pénitentiaires de la prison de Melun, est mécontent de ne pas avoir été averti de cette hospitalisation. C’est lui qui est responsable des jeunes placés dans le centre devant les autorités supérieures de l’administration française et devant les autorités d’occupation, ce qui explique son mécontentement vis-à-vis du chef du camp.
L’administration judiciaire, tout comme Salomon Ikka, sait parfaitement que ses parents, ont été arrêtés, son père en août 1941 puis « envoyé en Allemagne il y a un an » (déporté à Auschwitz par le convoi n°3 du 22 juin 1942 il est mort en août), sa mère arrêtée en juillet 1942 (lors de la rafle du Vél d’hiv du 16 juillet, a été déportée à Auschwitz par le convoi n°11 du 27 juillet 1942). Dans une lettre du 12 août 1943 Salomon Ikka écrit : « J’aime ma mère et suis inquiet sur son sort. » et le 4 octobre 1943 : « J’ai le malheur de ne plus posséder mes parents ».
Être dans le système carcéral à l’époque quand on est juif, ne dépend plus seulement de l’administration française mais d’abord des autorités allemandes depuis la mise en place de la politique de collaboration du gouvernement de Vichy. C’est ainsi que le 14 septembre 1943, la condamnation de Salomon Ikka arrivant à son terme un mois plus tard le jour de son 21e anniversaire (le 12 octobre), le directeur du camp de Marlotte écrit au préfet de Seine-et-Marne pour savoir que faire de ce jeune normalement libérable. Le préfet s’adresse aux autorités allemandes d’occupation et c’est la Gestapo de Melun qui répond en date du 23 septembre 1943. Depuis juin 1942 et l’installation du général Carl Oberg, chef suprême de la Police et des SS en France, nommé à ce poste pour organiser, à la foi, la lutte contre les réseaux de résistance et la « Solution finale de la question juive » (terminologie nazie), ce sont ses services et ses hommes qui sont compétents avant les autorités militaires allemandes, pour toutes les tâches de police, en lien direct avec Himmler (Reichsführer SS et chef de la Police allemande, la Sipo-SD, connue en France sous le nom de Gestapo). En Seine-et-Marne, Willy Tuchel, chef de la Sicherheitspolizei, avec son adjoint Wilhelm Korf, est responsable de l’application de la politique antisémite, jugée prioritaire sur tout autre question. C’est ce que montre la lettre envoyée à l’« administration de la maison de correction » de Melun, parvenue au chef du centre de Marlotte le 5 octobre, traduite en français, en copie conforme, avec cet ordre impératif :

in dossier individuel de « Protection judiciaire de la jeunesse » (dossier Salomon Ikka)
« Vous êtes prié de ne pas libérer le détenu Juif Ikka Salomon, qui termine sa peine le 12 octobre 1943, mais bien au contraire de le mettre à ma disposition à la maison d’arrêt de Melun.
Signé Tuchel, chef des SS »
L’enregistrement de l’ordre écrit, au camp de Marlotte, a suivi la réalité des faits (lenteur de l’administration !) car dès le 23 septembre 1943 Salomon Ikka est transféré à la maison d’arrêt sur ordre de Tuchel de la Sipo-SD et des autorités d’occupation. Il est incarcéré à la prison de Melun, avant transfert à Drancy.
Dans son rapport de clôture du dossier « Salomon Ikka », le directeur du camp de Marlotte, écrit le 11 octobre 1943 :
« Durant son séjour au camp de Marlotte, la conduite du jeune Ikka Salomon a été satisfaisante. Normalement libérable le 12 octobre 1943, il a été conduit à la prison d’arrêt de Melun, suivant les instructions du commandant de Police de sûreté et du SP [la Sipo-SD], en liaison avec le commandant des forces militaires d’occupation en France en date du 23 septembre 1943 »
À son arrivée à Drancy le 15 octobre 1943, Salomon Ikka dépose tout son avoir, soit la somme de 25 francs (carnet de fouille de Drancy), moins de 6 euros d’aujourd’hui ; sur sa fiche la profession indiquée est celle d’« ouvrier sur bois » (logique, en sortant du camp de Marlotte où l’on faisait du bûcheronnage), mais en fait « tailleur », du temps où il était un jeune adolescent en liberté.
Il est déporté par le convoi 61 du 28 octobre 1943 qui emmène 1 000 Juifs dont 125 enfants de moins de 18 ans, ainsi que le père de Serge Klarsfeld, Arno Klarsfeld. À l’arrivée à Auschwitz 284 hommes et 103 femmes ont été sélectionnés pour le travail, 613 gazés dès l’arrivée. On ignore ce qu’il en a été pour Salomon Ikka mais il ne fait pas partie en 1945 des 42 survivants.
L’histoire de Salomon Ikka est donc celle d’une jeunesse difficile, malchanceuse, entre toute petite délinquance, incarcération et éducation surveillée, hôpital, perte de ses parents, pour se terminer dans le pire des centres de mise à mort industrielle. Elle met en évidence la perversité des nazis qui laissent cet adolescent accomplir sa condamnation pénale pour le « cueillir » juste à la sortie afin de le faire disparaître à l’autre bout de l’Europe…
Origine de cet article
Il me faut préciser comment j’ai pu reconstituer l’histoire de ce jeune homme.
Le nom de Salomon Ikka, je l’ai trouvé à trois reprises dans des livres ou publications. D’abord en 2006 paraît un petit ouvrage « Traces – Des adolescents en maison de redressement sous l’Occupation » (Éditions du Sextant), de Jean-Luc Einaudi surtout connu pour avoir publié en 1991 La Bataille de Paris, 17 octobre 1961 qui a permis de faire connaître ce crime commis lorsque Maurice Papon était préfet de police.
En 2012, alors que je cherche à constituer la liste de tous les déportés de mon département, la Seine-et-Marne, je relève systématiquement les noms en rapport avec ce département, dans le Mémorial de la déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld, édition 2012 qui vient de paraître, avec classement par ordre alphabétique et par adresse. Le nom de Salomon Ikka apparaît pour la colonne « adresse », avec l’indication : « Centre d’éducation ‒ Marlotte (Seine-et-Marne) ». C’est donc la deuxième occurrence.
Bien que travaillant sur les questions de déportation de Seine-et-Marne depuis 1987, je n’avais jamais entendu parler auparavant de ce « camp d’éducation surveillée de Marlotte », découvert dans les deux ouvrages que je viens de citer. Ayant l’occasion de parler de ce camp mystérieux dont il ne semble pas y avoir de trace, avec Dominique Lejeune, professeur agrégé d’histoire, retraité, et membre actif de « l’Association des Amis de la Forêt de Fontainebleau » (AFF) j’apprends qu’il a justement écrit avec Jean-Claude Polton, autre professeur retraité, docteur en histoire (thèse sur la forêt de Fontainebleau), et président de l’AFF, un article intitulé : « Le camp de jeunes délinquants en forêt de Fontainebleau ‒ 1942-1946 » pour la revue annuelle de son association, « La Voix de la Forêt » (année 2015), pp. 64-67, article qu’il me communique.
Quelles sources ces trois auteurs ont-ils utilisées ?
Serge Klarsfeld, on le sait, s’appuie sur les documents du CDJC, fichiers, registres d’entrée et de sortie de Drancy, etc. J’ai complété la consultation du Mémorial de Serge Klarsfeld par celle du site du Mémorial de la Shoah qui présente des documents comme les carnets de fouille établis à l’arrivée à Drancy.
Jean-Luc Einaudi, éducateur, devient en 2001 responsable, du Centre d’exposition historique de la Protection judiciaire de la jeunesse (la PJJ), ouvert dans un ancien Établissement de l’Éducation surveillée à Savigny-sur-Orge, où il découvre, abandonnés dans un grenier, des registres d’écrou d’anciens établissements pour adolescents « délinquants », sous l’Occupation : la série complète de ceux du Centre d’observation pour mineurs de la rue de Crimée (dans le 19e) à Paris (établissement installé dans les locaux de l’Orphelinat maçonnique chargé depuis 1892 de recueillir des orphelins à l’initiative du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France et sous séquestre depuis août 1940), et quelques registres des Maisons d’Éducation surveillée de Fresnes et des Tourelles (dans une ancienne caserne, 141 boulevard Mortier dans le 19e). C’est à partir de ces fiches qu’il a rédigé Traces ; il voulait savoir « comment la politique raciale du gouvernement de l’État français de Vichy s’était traduite dans le secteur de l’enfance délinquante. » Dans ce livre les noms de 76 jeunes sont cités et,parmi eux, celui de Salomon Ikka.
Dominique Lejeune et Jean-Claude Polton ont repris un article de Bernard Hauviller (décédé) paru en 1990 dans la « Revue des Amis de Bourron-Marlotte », partiellement exact mais avec aussi quelques erreurs et inexactitudes. Passionnés par tout ce qui se rapporte à la forêt de Fontainebleau, ils voulaient connaître l’histoire de ce camp dont il ne reste aucune trace sur place. Dominique Lejeune, en l’absence d’archives sur cette question aux archives départementales de Seine-et-Marne, a eu accès, par dérogation, aux dossiers personnels des délinquants, les archives départementales de la PJJ, ayant été versées en 1990 aux archives départementales des Vosges à Épinal. Contactées les Archives départementales des Vosges ont bien voulu me transmettre le dossier personnel de Salomon Ikka avec les documents essentiels pour suivre la vie dramatique de Salomon Ikka.
C’est en recoupant les informations tirées de ces différents ouvrages et documents, qu’il a été possible de reconstituer, même de façon incomplète, l’histoire du jeune Salomon Ikka.
Sources et bibliographie :
Einaudi, Jean-Luc, Traces – Des adolescents en maison de redressement sous l’Occupation, Éditions du Sextant, 2006.
Klarsfeld, Serge, Mémorial de la déportation des Juifs de France, 2012 (FFDJF).
Lejeune, Dominique et Polton, Jean-Claude, « Le camp de jeunes délinquants en forêt (1942-1946) » in La voix de la forêt • 2015, (pp. 64-68).
Hauviller, Bernard, « Opération Marlotte. Un camp de délinquants en forêt de Fontainebleau » in Les Amis de Bourron-Marlotte, 1990, n° 25 (pp.12-15).
Archives départementales des Vosges ‒ Dossiers personnels des délinquants, archives départementales de la PJJ, dossier Salomon Ikka.
Le 8 mai 2024, un hommage a été rendu à Salomon Ikka dont le nom ne restera pas inconnu, par l’inauguration d’une plaque complémentaire devant le monument aux morts de Bourron-Marlotte, en présence des autorités, dont M. Victor Valente, maire de Bourron-Marlotte, et M. Thierry Mailles sous-préfet de Fontainebleau et d’un public nombreux.

Maryvonne Braunschweig