La zone d’intérêt, Un film de Jonathan Glazer, 2023
J. Glazer, cinéaste britannique né en 1965, a reçu en 2023 le Grand prix du Festival de Cannes. Son film est une adaptation libre du roman de Martin Amis.
La gageure du film de Glazer réside dans sa prise de parti dans la querelle de la représentation : faut-il, peut-on légitimement montrer au cinéma ce que furent réellement les crimes de la Shoah ? Comment poursuivre la tâche éthique, politique de ne pas céder devant l’indifférence, la lassitude, le déni des horreurs qui en résultent ? Glazer relève le défi de ce qu’on a pu nommer « l’interdit de la représentation ».
« Écrire un poème après Auschwitz est-(ce)barbare ? », comme le prétendait Adorno après-guerre. Plus tard, il affirmera que « les artistes authentiques d’aujourd’hui sont ceux dans les œuvres desquels l’effroi le plus extrême se prolonge dans un tremblement. » Et qu’« aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit exister de l’art comme forme objective de cette conscience. » La zone d’intérêt donne la preuve de la justesse de ce diagnostic. Souvenons-nous du texte de Rivette à propos du film de Pontecorvo Kapo : « Tout essai de reconstitution ou de maquillage (est) dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du « spectacle » relève du voyeurisme ou de la pornographie ». Mais Rivette poursuit : « Faire un film, c’est (…) montrer certaines choses, c’est en même temps, par la même opération, les montrer par un certain biais, ces deux actes étant rigoureusement indissociables ». Et c’est littéralement, radicalement, ce qu’entreprend Glazer. Impossible d’ignorer, ici, la position intransigeante de Claude Lanzmann, qui considérait que « la fiction à propos d’Auschwitz (était) une transgression. », lui dont le travail admirable se vouait à donner forme aux témoignages des survivants de l’extermination nazie, à les inscrire dans le paysage hanté par les massacres, et à penser l’effroyable passé dans le présent du film. Glazer sait bien ce qu’il en est de ces limites infranchissables, en ne donnant à voir que la vie tranquille des bourreaux, dans le lieu même de leurs exactions, et à entendre, de loin, les atrocités que vivent les déportés. Audace de l’entreprise : ce n’est pas une pure fiction, ni un documentaire, c’est une fiction documentée.
La « Zone d’intérêt » désigne, historiquement, les 40km2 autour du camp d’Auschwitz-Birkenau, à la fois consacrée aux activités productrices et exterminatrices. Glazer explore l’espace de ces 40 km2 à l’exception du camp, dont nous ne saurons rien que par les cris des déportés, les aboiements des chiens, les coups de feu qui nous en parviennent. Au premier plan, offert à nos regards, c’est le quotidien d’une famille petite-bourgeoise, le SS Rudolf Höss, sa femme Hedwig et leurs cinq enfants. Leur maison n’est séparée du camp que par un mur qui nous le dissimule. Cette maison n’est pas fictive, c’est sur son site que le film est tourné.
L’écran noir sur lequel s’ouvre le film dure longtemps. Le titre s’y inscrit, puis s’efface lentement, comme si s’en effritait le souvenir. La musique de Mica Levi, admirable, l’accompagne, aux accents de vocalises presque sacrées. Elle ne reviendra qu’à la toute fin du film, autrement invasive, obsessionnelle.
Höss, sa femme et leurs cinq enfants vivent dans un petit paradis. La rive verdoyante du fleuve sur laquelle s’ouvre le film, avec ses chants d’oiseaux, la forêt qui entoure la maison, le jardin fleuri, le potager dont s’occupe Hedwig, interprétée par Sandra Hüller, prodigieuse, définissent plus qu’un décor : un mode de vie, structuré autour de la toute-puissance bienveillante d’un père SS Commandant du Camp et d’une mère (la « Reine d’Auschwitz ») soucieuse de ses petits, gouvernant quelques esclaves reconnaissables à leur misérable uniforme et quelques bonnes juives soumises à ses ordres et ses caprices.
Le spectateur appréhende très vite la clôture du lieu : de hauts murs derrière lesquels on aperçoit les pavillons du Camp et le mirador. Seuls les sons nous renseignent sur les horreurs qui s’y accomplissent. La caméra, en plans fixes ou lents travellings, n’explore que l’espace de la maison et du jardin, de la piscine et de sa douche, d’où Höss ne supporte pas que l’eau s’écoule…
Hedwig aime la nature. Elle en décrit tous les éléments lors de la visite de sa mère. Il faudra dissimuler le haut mur qui sépare le jardin du Camp derrière une vigne. Hedwig est une mère aux petits soins pour son bébé, à qui elle montre et fait sentir ses fleurs. L’approche, en gros plan, sans doute d’une pivoine se clôt sur un écran rouge, comme le dévoilement du soubassement de tout le récit. Une autre fois, un plan nous montre Rudolf Höss de profil, dominant le Camp qu’on n’aperçoit qu’à travers une fumée blanche qui finit par envahir tout l’écran. Comme si Glazer tenait à dévoiler l’arrière-plan du faux paradis auquel la famille est attachée, comme si tout leur plaisir se creusait de ce qui le rend à sa vérité : le sang et la cendre. Seule la bande-son dévoile ce que les Höss semblent ignorer, ou vouloir n’en rien savoir.
Glazer évoque avec justesse l’amour nazi de la nature. L. Ferry, dans Le nouvel ordre écologique, nous rappelle que les premières lois « écologiques » datent du début du IIIème Reich. : protection implacable des lilas, amour immodéré d’une jument sur laquelle Höss traverse fièrement la Zone, tandis qu’on entend, plus qu’on ne voit, à travers les herbes, les détenus fouettés, traités de « rats » qu’on force à avancer. Le respect des bêtes s’accommode fort bien de la déshumanisation des prisonniers. Au loin, passe un train.
Les enfants voient de leur fenêtre rougeoyer la cheminée du crématoire. Mais qu’en savent-ils ? De l’enfer, ne viennent les perturber que des restes, des traces atroces, avec lesquelles ils s’amusent : des dents en or…Métonymies de l’horreur dont seuls les restes nous sont donnés à voir : vêtements volés, manteau de fourrure que s’approprie voluptueusement Hedwig.
Le pire est sans doute cette séquence de pêche et de bain au cours de laquelle Höss trouve un os avant que le fleuve ne vienne répandre les cendres des crématoires sur les enfants qu’il faudra laver, baigner, rincer. On crachera les cendres dans le lavabo. On a peu remarqué que le bébé des Höss, ne cesse de pleurer, comme si les bruits de l’enfer concentrationnaire invisible ne suffisaient pas, comme si le petit en était contaminé. Les fumées du crématoire puent, font tousser la mère d’Hedwig qui quitte le paradis, laissant une lettre pour s’en justifier. Sa fille la jette rageusement au feu.
Parfois, c’est le grognement grave d’un monstre, épouvantable, mais Höss en détourne l’attention de son fils : « Écoute le héron cendré… ». Les sons se superposent, jusqu’à s’effacer, comme si l’on devait en écarter ceux des cris d’enfants et des aboiements des chiens. Le rideau, la nuit, devrait cacher les flammes des crématoires comme la vigne ou les draps le mur du camp d’extermination.
Glazer ne dissimule rien de la rationalité industrielle des massacres : les criminels s’organisent au mieux pour l’efficacité des crimes de masse. 700 000 Juifs-Hongrois arrivent, qu’il faut gazer au plus vite. Les ingénieurs s’activent. Les plans des nouvelles structures de gazage sont livrés. Höss aura la responsabilité de les rendre opérationnels.
Certaines séquences restent énigmatiques, parce qu’elles rompent avec le réalisme des scènes du jardin. Ce sont des images de nuit, d’une caméra thermique, en noir et blanc, des images oniriques. La première fois, elles viennent ponctuer la lecture d’un conte qu’offre Höss à sa fille. Est-ce l’imaginaire, le cauchemar de l’enfant ? Une jeune fille se promène dans la forêt, y dépose des pommes. Une sorte de négatif de l’horreur. Oblation secrète, résistance nocturne, clandestine ? Glazer explique qu’il s’est inspiré du récit que lui fit une femme polonaise de 90 ans : à quatorze ans, clandestinement, elle résistait à sa façon. Libre à chacun d’interpréter à sa guise ces plans.
Les résistances s’esquissent ainsi : la jeune fille polonaise trouve dans la forêt le manuscrit d’une partition qu’elle déchiffre au piano, hésitante. C’est la musique d’un détenu. On y reconnaît, balbutiée, une mélodie juive.
Quelques images, comme en clôture du film, donnent à voir des femmes de ménage d’aujourd’hui, nettoyant deux fours crématoires, une chambre à gaz qu’on imagine reconstitués, les vitrines du Musée derrière lesquelles le visiteur (spectateur) découvre l’amoncellement des chaussures, des prothèses, des valises…
Aujourd’hui ne vivons-nous pas nous-mêmes, sans nous inquiéter des horreurs que les murs nous dissimulent ? Et me reviennent les derniers mots de Nuit et Brouillard , d’Alain Resnais, sur les images des ruines du Camp :
« Il y a nous, qui regardons sincèrement ces ruines…et qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
Gilbert Cabasso, 25 février 2024