Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Grâce à ma mère, du ghetto de Wilno aux Marches de la mort, Schoschana Rabinovici

Fiche de lecture par Martine Giboureau
samedi 4 novembre 2023

« Des membres de la police fasciste lituanienne, qui avaient été remplacés l’année précédente par des policiers russes, ressortaient de leur cachette, montaient la garde dans les rues et aidaient les Allemands de la Wehrmacht à établir l’’’ordre’’ »

Fiche de lecture

« Grâce à ma mère ; du ghetto de Wilno aux Marches de la mort (1941-1945) » par Schoschana Rabinovici (traduit de l’allemand par Jean-Pascal Auvray), éditions du félin, septembre 2023

Le récit de l’auteure (288 pages) est complété par une préface du traducteur, et plusieurs textes en postface ajoutés spécifiquement pour cette version française : une interview de l’auteure en 2005 ; un récit de voyage vers Vilnius par le fils de l’auteure, Doron Rabinovici (2013) ; une interview conjointe de l’auteure et son fils en 2013 ; un texte de 2020 de Doron à l’occasion du procès de Bruno Dey, gardien au camp de Stutthof.

Dans cette fiche de lecture nous nous concentrons sur le récit de Schoschana. Nous choisissons quelques thèmes-clés pouvant aider les élèves dans leur approche de la Shoah, mais bien évidemment ce livre apporte beaucoup plus d’éléments de connaissance et de réflexion que ces quelques notes.

Schoschana est née Suzanne (Susie) Weksler en 1932 et a grandi à Vilnius. Elle a publié son récit en hébreu en 1991 puis a supervisé la traduction en allemand trois ans plus tard. C‘est ce texte en allemand [1] de 1994 qui est livré dans le livre en français.

 La plus proche famille de Susie évoquée dans cette fiche

La mère de Susie, Raïa, victime du numerus clausus universitaire antisémite est allée à Paris pour ses études et Susie est née dans cette ville. La famille est revenue à Wilno en 1937. Raïa y possède une boutique de confection qui diffuse la mode parisienne et berlinoise. Ce magasin est confisqué/nationalisé par les Soviétiques.

Le père de Susie, Isak. Les parents de Susie s’étaient séparés en 1940, Susie était restée avec sa mère. Susie commence son récit par la journée du 22 juin 1941 : c’est le jour où elle vit son père pour la dernière fois.

Julek, le second époux de sa mère.

Dolka, la fille de Julek, considérée par Susie comme sa demi-sœur.

Volodia, un frère de Raïa.

Susie évoque de nombreux autres membres de sa famille et des arbres généalogiques sont présentés p 316 (famille paternelle Weksler et famille maternelle Indurski).

 Chronologie

L’histoire de la ville de Vilnius est très complexe. VILNIUS, VILNIOUS ou WILNO - Encyclopædia Universalis. La ville s’appelle Wilno pendant l’union polono-lituanienne, puis devient Vilna sous l’Empire russe de 1795 à la guerre 14-18, de nouveau Wilno dans la Pologne de 1922 à 1939.

En septembre 1939, les Soviétiques occupent la ville qui est cédée à la Lituanie en octobre 1939 avant d’être de nouveau sous contrôle soviétique de l’été 1940 au printemps 1941.

En juin 1941 c’est l’invasion allemande. De nombreux Lituaniens deviennent auxiliaires des Allemands. « Des membres de la police fasciste lituanienne, qui avaient été remplacés l’année précédente par des policiers russes, ressortaient de leur cachette, montaient la garde dans les rues et aidaient les Allemands de la Wehrmacht à établir l’’’ordre’’ ». (p 38).

Le 6 septembre 1941 se mettent en place les ghettos : le petit ghetto dure du 6 septembre au 24 octobre, le grand ghetto perdure jusqu’au 24 septembre 1943.

Le récit de Susie est chronologique et chaque « étape » surmontée est vécue comme une victoire.

  • 25 juin 1941 : premier jour de l’occupation de Wilno. Le père de Susie, dénoncé comme juif par le concierge de l’immeuble du grand-père paternel de Susie, fut arrêté, conduit à la prison municipale de Lukiszki. Du 4 juillet au 20 juillet 1941, des prisonniers, dont le père de Susie, furent conduits à Ponary, bois à huit kilomètres de Wilno, théâtre d’exécutions de masse. (p 52-55)
  • Le jour de l’entrée des Allemands dans la ville des soldats allemands font irruption dans l’appartement où vivent Susie et sa famille. Julek, pensant risquer une déportation, se cache dans un placard. Ordre est donné de libérer l’appartement dans les 24h. Les juifs organisent des cachettes, les Malines.
  • La famille part chez le père de Raïa avec quelques balluchons. D’autres membres de la famille les rejoignent. Julek et la mère de Susie ont une petite chambre, Dolka et Susie une autre. Quand l’appartement fut surpeuplé, Dolka et Susie déménagèrent dans la salle de bains : Susie dormit sur une chaise longue, Dolka sur un matelas à même le sol (p 51)
  • Venue des captureurs chez le grand-père maternel. Les enfants sont envoyés dans la salle de bains. Les hommes, sauf le grand-père qui est frappé par un captureur, passent par l’escalier de service et sont cachés par les voisins. « C’est le jour, jour rempli de peur et de panique, que nous, les enfants, nous arrêtâmes de jouer. » (p 55-57)
  • Le 6 septembre 1941, regroupement dans le ghetto. « Pour la deuxième fois en l’espace de deux mois nous étions contraints de changer d’appartement. [Nous arrivâmes dans le vieux quartier juif] dont les anciens habitants juifs avaient déjà été déportés précédemment, que les Allemands avait vidé aussi de ses habitants chrétiens la veille au soir » p 64 et 67. C’est le ghetto n°2. « Nous nous installâmes dans notre nouvel appartement, soulagés d’avoir au moins un toit au-dessus de la tête. » p 68
  • Distribution d’autorisations officielles de travail (certificats roses). « Le 22 octobre, les policiers rassemblèrent tous les détenteurs de certificat et leur famille. Chargés de balluchons, nous fûmes emmenés [… et] finalement conduits dans le ghetto n°1. » (p 74) Ils s’installent à quinze dans une seule pièce d’un vaste appartement occupés par plusieurs familles vivant chacune dans une pièce. Il fallait se partager l’unique cuisine d’où des disputes voire des coups. (p74-75)
  • « A l’automne 1942, quelques nouvelles maisons d’une rue voisine furent attribuées au ghetto […] Nous déménageâmes tous les quatre [Susie, sa mère, Julek, Dolka] » (p 94)
  • Chapitre 5 (p 124 à 147) : « La nuit du 23 au 24 septembre 1943 nous la passâmes assis sur l’escalier » en attendant un transfert et la liquidation du ghetto. Ils furent séparés près du cimetière : « Les femmes, les enfants et les vieillards continuèrent jusqu’au cimetière et les jeunes hommes valides furent conduits dans la cour d’une maison attenante. […] Nous restâmes à quatre » : Raïa, Dolka, Susie et Léa, une cousine de Susie. Deux files furent créées et Raïa comprit que celle de gauche conduisait à l’exécution, celle de droite au travail assurant la survie. Léa refuse d’abandonner sa mère et part à gauche. Raïa corrompt un soldat ukrainien : « ‘’Pousse-nous vers la droite, en direction des soldats. Pour chaque coup dans la bonne direction, tu recevras un cadeau.’’ Elle sortit de sa poche une bague avec un diamant et la lui tendit. » Plus tard Raïa enfouit Susie dans un sac et porta ce sac sur son dos. Elles furent mises du côté droit, emmenées en camion jusqu’à la gare, tassées à quatre-vingts personnes par wagon. « Plus tard nous apprîmes […] que les jeunes hommes furent envoyés en Estonie, dans des camps de travail. […] Nous, environ mille sept cents femmes, fûmes envoyées au camp de concentration de Riga-Kaiserwald. Tous les autres, les malades, les femmes, les enfants et les anciens allèrent à Majdanek voués à une extermination immédiate. »
    Le récit du transfert de Susie et des autres femmes par wagons de marchandises correspond aux divers témoignages qu’on peut lire sur le site du Cercle d’étude : pas d’eau, pas de nourriture, les selles et urines s’accumulant, des crises d’hystérie, cinq jeunes femmes qui sautent en marche après avoir défait des lattes du plancher …
  • A l’arrivée au camp de Kaiserwald, « nous reçûmes l’ordre de déposer nos affaires à l’entrée d’un bâtiment et d’y pénétrer. » (p 150) Raïa oblige Susie à rester debout : « il fallait que je sois grande, aussi grande que toutes les autres ! ». (p 153) C’est la suite des étapes « habituelles » : enregistrement (Raïa ment systématiquement sur leurs âges et liens de parenté pour protéger Susie) – elles ont les numéros 5082, 5083, 5084. Quarantaine : « Quiconque se trouvait ici n’avait pas à travailler et n’avait droit qu’à une demi-ration alimentaire par jour » (p 155). Appels (le deuxième dans la même journée dura cinq heures !). Rasage et douche. Elles avaient reçu une écuelle en fer (mais pas de cuillère), une serviette (plutôt un chiffon crasseux), un savon, une plaque de fer blanc avec un numéro qu’elles devaient attacher autour du cou. Distribution de vêtements : « petite culotte, maillot de corps, jupe, fichu et veste ». Les jupes et vestes sont à rayures bleues et grises.
    « Nos dernières affaires étaient restées dans les Blocks, des choses que nous avions apportées de chez nous. » (p168).

Elles durent coudre « une étoile de David sur une bande de tissu blanche, et les deux auxiliaires écrivirent à l’encre de Chine les numéros matricules. » (p 174)

  • Installation dans le Block 2 où « il y avait deux rangées de châlits à deux étages […] A chaque étage pouvaient s’étendre huit femmes en deux châlits disposés l’un à côté de l’autre, et dans chaque châlit il y avait deux oreillers et deux couvertures. » (p 171) Les journées sont ainsi scandées : lever à trois heures et demie, queue aux robinets, habillage, appel à cinq heures en extérieur, longues files devant les marmites de nourriture, retour au Block pour laver la vaisselle.
  • Raïa, Dolka et Susie furent envoyées travailler sur les voies de chemin de fer pour porter des rails. Au retour au camp, nouvel appel, distribution du pain accompagné d’un peu de margarine, confiture de betterave et un gobelet de tisane tiède. Extinction des feux à 19h.
  • Quelques enfants restaient au camp et disparurent peu de temps après leur arrivée. Susie parle de « lAktion des enfants ».
  • Les détenues sont de plus en plus nombreuses : « Les Blocks, qui avaient été conçus chacun pour deux cents femmes, en hébergeaient maintenant cinq cents. » (p 179). Dolka, sélectionnée, dut partir avec six cents femmes dans un camp annexe. (Elle revint au camp de Kaiserwald durant l’été 1944). De nouveaux groupes de travail furent organisés. Susie, sans sa mère, alla avec celui chargé de la « fabrique d’anodes » (pour récupérer les électrodes de batteries usagées). Plus tard Raïa put rejoindre l’entrepôt des affaires ((l’Effektenkammer)) prélevées sur les arrivants et ‘’organiser’’ des restes de nourriture et divers objets, ainsi que des médicaments apportés au Revier où exerçait le Docteur Bolek.
  • Fin février ou début mars 1944, la mère de Susie tombe gravement malade. Elle est protégée au Revier par le docteur Bolek lors des Aktionen. Mais Susie sans l’aide de sa mère se laisse aller et sa mère reprenant conscience après être restée sans réaction pendant deux mois la traita de ‘’Muselmane’’ ce qui fit réagir Susie : « Je ne sais pas qui a le plus aidé l’autre ce jour-là. Il s’est passé que mon effroyable état avait réveillé ma mère et que son retour à la vie avait mobilisé ma volonté » (p 211 à 217) Raïa revint au Block au bout de cent jours ! Elle travailla de nouveau au dépôt des affaires des arrivantes (l’Effektenkammer).
  • En avril 1944 arriva un convoi de femmes juives hongroises. Pour la plupart, « l’indifférence, la faim et la maladie furent les causes de leur mort dès les premiers jours de leur arrivée. » (p 221)
  • Pour Yom Kippour, jour où les juifs pratiquants doivent jeûner, il fut servi une soupe chaude délicieuse de haricots avec de gros morceaux de lard fumé et de viande de porc. Susie se régala de 4 ou 5 portions, les femmes ayant respecté l’interdit religieux. Ce fut aussi le jour d’une Aktion.
  • Du fait des bombardements sur Riga (septembre 1944), l’évacuation débuta. « On commença par changer les insignes sur nos vêtements. […] Désormais nous portâmes un triangle jaune pointe vers le bas, avec dessus un trait noir horizontal. [… Cela dissimulait notre judéité]. Nous devinions qu’on allait nous emmener en Allemagne, dans le ‘’Reich’’. Et comme beaucoup de territoires du Reich avaient été officiellement déclarés ‘’libres de Juifs’’, il fallait garder notre origine secrète par rapport à la population locale. » (p 228)
  • Chapitre 8 (p 229 à 246) : l’évacuation ne fut que pour les plus valides, les autres étant exécutées. Après cinq heures d’appel et de sélection, les détenues (dont Raïa, Susie, Dolka) se mirent en marche par cinq sur chaque rang jusqu’à quelques wagons de marchandises. Celles qui ne pouvaient pas s’y hisser furent exécutées. Le train les mena à un port et un grand navire blanc. Elles furent stockées dans la soute où on leur lança des rations de pain et de viande salée et séchée mais pas d’eau. Le mal de mer se répandit et les femmes sont au milieu des urines, selles, vomis, cela pendant quatre jours. Beaucoup moururent pendant ce calvaire. Une fois dehors elles se nettoyèrent un peu dans une flaque d’eau et on leur apporta des marmites de soupe. Après l’appel on les fit ‘’marcher’’ (ou plutôt ramper) pendant une heure jusqu’à un canal. Elles furent entassées dans des barques. Le soir elles eurent du pain et un gobelet de tisane froide et insipide. Elles restèrent trois jours dans ces barques.
  • Le 1er octobre 1944, elles arrivèrent au Camp de concentration du Stutthof . Le camp de Stutthof en Poméranie fut construit sur un marais. « Dans la deuxième moitié de l’année 1944, le camp de Stutthof rejoignit la catégorie des camps qui mirent en œuvre la ‘’Solution finale’’, l’extermination des Juifs. » Il y avait douze Blocks de Juifs, qui étaient mal construits et pour certains encore inachevés. […] A l’origine chaque Block avait été conçu pour cinq cents personnes, mais désormais ils en hébergeaient de mille cinq cents à deux mille. » (p 248) Susie et les autres femmes découvrent « l’odeur étrange et douceâtre de chair brûlée, une odeur qui se colla à nous à l’instant et ne nous lâcha pas jusqu’à la fin. » (p 249) Nouvelle sélection, les plus faibles étant emmenées « en direction de la cheminée ». Au moment de l’enregistrement « c’est Raïa qui remplit les formulaires. […] C’est ainsi que je devins une fille de dix-huit ans, Dolka en avait vingt et Raïa trente. Ainsi nous nous trouvions toutes les trois dans un âge qui donnait droit à la vie. Nous reçûmes les numéros 95 382, 95 383 et 95 384. » (p 250) C’est ensuite la douche, la désinfection, l’installation dans le ‘’nouveau camp’’.
  • Des hommes sont installés dans des Blocks qui jouxtaient le camp des femmes. « Ils portaient des vêtements civils, devenus de vrais haillons, sur lesquels on avait peint un cercle à la peinture à l’huile. […] Au milieu de leur crâne aux cheveux coupés courts courait une bande de deux centimètres de large, dégagée au rasoir. […Raïa] reconnut dans cette triste bande son mari Julek et son frère Volodia. » (p 250-251)
  • Installation dans leur nouveau Block. « Jour après jour, un tri faisait sortir quelques douzaines de ‘’malades’’ des rangs des femmes, elles étaient envoyées à la chambre à gaz ou alors on les tuait d’une injection. » (p 252).
    Elles n’avaient que des demi-rations puisqu’elles ne travaillaient pas. (p 252).

« A Stutthof, c’était si dur que Kaiserwald nous paraissait être le paradis. » (p 253)

  • Raïa ‘’corrompt’’ Anna, la cheffe de Block (une détenue russe) en lui faisant un pyjama avec le tissu de la couverture déchirée trouvée sur le châlit (Anna avait ‘’organisé’’ des ciseaux et une aiguille ; les fils avaient été récupérés en séparant le tissu de la ouate emplissant la couverture). Ainsi Anna en remerciement confia à Raïa l’entretien des WC ce qui lui permit d’avoir une ration supplémentaire de soupe. (p 252-253)
  • Susie subit une punition pour s’être trop approchée de la clôture de barbelés la séparant du Revier où était une amie. Elle fut d’abord battue (« une pluie de coups s’abattit sur mon corps et sur ma tête »), réanimée par un seau versé sur elle à terre, puis dut rester debout sur un tabouret pendant des heures sans cesser de penser : « je dois rester debout, je dois rester droite, si je veux rester en vie ». (p 254-255)
  • Fin octobre 1944, les Allemands cherchent des ouvrières spécialisées et Raïa fut volontaire en tant que pelletière (professionnelle en mesure d’apprécier l’origine et la qualité des peaux destinées à la fourrure, sachant les traiter, les travailler). Raïa affirma qu’elle ne pouvait pas travailler sans son auxiliaire, à savoir Susie. Elles travaillèrent donc dans un atelier chauffé pour réparer les manteaux de fourrure de la Wehrmacht. Elles étaient mieux nourries et pouvaient lors des trajets entre le Block et l’atelier organiser des betteraves à sucre gelées. Raïa réussit à faire ‘’embaucher’’ son frère Volodia comme réparateur-électricien. Julek, lui, devenait progressivement un muselman. (p 256 à 258)
  • Le jour de Noël 1944, puis peu après le Nouvel An, il y eut des exécutions par pendaison devant tout le camp réuni. (p 259)
  • Le typhus fit beaucoup de mortes. Le crématorium fut insuffisant, les mortes furent incinérées sur des bûchers. (p 260)
  • Chapitre 10 : la marche de la mort
    Dans la nuit du 24 au 25 janvier 1945, les femmes sont envoyées à la douche puis expédiées nues dehors pour un appel. « Lors de l’appel du 25 janvier 1945, on nous annonça l’évacuation du camp. » Dolka refusa de partir. (p 261). « Nous étions debout sur la neige et la glace, nos pieds étaient nus et nous ne pouvions rester immobiles, le froid nous brûlait la plante des pieds. » (p 264). Susie vomit, toutes urinèrent sous elles mais « l’urine était chaude et réchauffait les pieds un infime instant, un instant bénéfique. » (p 267) Après cet appel si long, au petit matin, on leur distribue des vêtements désinfectés. Certaines « chanceuses » prirent le paquet de « celles à qui il ne servirait plus. » (p 267). Susie récupère des bottes trop grandes et une grande étoffe de laine. Toujours debout dans la cour d’appel on leur donne une boisson chaude.
  • Le 26 janvier, elles quittent Stutthof : « plus de onze mille personnes furent mises en marche, rangées par colonne. » (p 269) Susie et sa mère, avec mille trois cents femmes, juives pour la plupart, font partie de la dernière colonne, la neuvième. « Une fois le portail franchi, chacune de nous reçut une couverture, une livre de pain et un demi-paquet de margarine. » Comme à son accoutumée, Raïa ne préleva qu’un peu de ses provisions bien qu’elles soient affamées.
  • La marche est très difficile et plus lente que ce que les Allemands avaient prévu d’où des arrêts dans des lieux improvisés et des ravitaillements qui n’arrivent pas. Les retardataires sont exécutées. Celles qui ne parviennent pas à entrer sous un abri meurent dans la nuit de froid. « Nous apprîmes plus tard que sept cent trente femmes de notre colonne étaient encore en vie au septième jour de la marche sur les mille trois cents qui étaient parties. » (p 275) « Aux troisième et quatrième jours de la marche, le temps empira, car il commença à neiger violemment. » (p 273)
  • « Les habitants du secteur que nous traversions […] ne restèrent pas insensibles au terrible spectacle que nous offrions » et ils dégagèrent la neige et disposèrent du pain sur les murs de neige le long de la route. Raïa se blesse à la jambe en tentant d’attraper un morceau de pain. (p 276) De même un soir on leur apporte de la soupe épaisse et brûlante.
  • « Après onze jours de marche et environ cent quatre-vingt kilomètres, nous […] atteignîmes le camp de Tauentzien. » (p 277) En Poméranie polonaise, les SS avaient construit un camp de travail pour le temps des moissons. Il y avait quelques baraques en bois. On entassa les six cents survivantes dans deux baraques totalement vides avec juste de la paille fraîche au sol.
  • De nombreux détenus arrivent et des groupes « nationaux » se formèrent, avec des privilégiés (Norvégiens, Finlandais, puis anciens membres des gouvernements letton et lituanien) ; un second groupe était composé de Français qui recevaient une bonne soupe et le droit de travailler dans les fermes voisines. Les Polonais étaient à l’isolement et les femmes juives étaient les plus mal loties. (p 278) « Tous les deux jours, nous recevions un morceau de pain noir et une portion de soupe. » (p 280) Les poux pullulent. Les femmes souffraient de diarrhées hémorragiques, du typhus, de la fièvre typhoïde.
  • Raïa réussit à avoir un travail pour l’épluchage des pommes de terre. Elle pouvait ainsi donner à Susie sa ration de pain puisqu’elle avait eu une portion à la cuisine. (p 280-281)
    Elle avait aussi gardé une bague dans du savon et corrompit le jeune gardien SS, Letton d’origine allemande. Il apporta deux fois une miche de pain entière et une fois un paquet de margarine.
  • « Le 7 mars 1945, dans les dernières heures de la soirée, nous fûmes convoquées à un appel supplémentaire. […] Dans l’obscurité, sous une pluie fine, l’appel commença. » Des groupes sont formés. Susie est fiévreuse, Raïa a très mal à sa jambe : elle décide de dire qu’elles étaient malades et voulaient rester au camp. « Nous restâmes seules sur la place d’appel. […] Au matin suivant j’allais mieux. Le garde [laissé pour surveiller le camp] nos apporta un bon petit déjeuner venant des paysans des environs. »
    Les Russes sont arrivés et Susie perdit connaissance. (p 283 à 285)
  • « Ce n’est qu’une semaine après la Libération que je repris conscience » (p 289). Raïa est très malade, dans le coma, sa jambe étant gangrenée. Ce sont quelques Polonais et Français s’étant échappés lors de l’évacuation du camp qui les avaient installées dans la maison du bourgmestre. Elles retrouvent lentement une santé un peu meilleure.
  • « L’administration soviétique commença à rassembler les survivants de la région ». Raïa refuse les propositions des Soviétiques et « comprit que nous devions vite quitter cet endroit, et rentrer à Wilno par nos propres moyens, si nous ne voulions pas nous retrouver de nouveau dans les transports et les camps. » (p 299)
  • Début juillet, Raïa et Susie après trois jours de voyage en train, arrivent à Varsovie puis vont vers Wilno mais dans le train on leur conseille, du fait des changements de frontières, de rester à Bialystok. Raïa y trouve un travail dans un lieu de collecte pour recyclage de déchets. Le 14 novembre 1945, treizième anniversaire de Susie, Volodia, un frère de Raïa, les rejoint et leur raconte tous les événements depuis leur départ de Stutthof. Elles apprennent ainsi l’exécution de Julek pendant la marche d’évacuation.

« De toute notre famille, il ne subsistait que trois personnes : Volodia, mon oncle, ma mère, et moi, Susie Weksler. » (p 314 ; dernière phrase du récit de Susie.

  Interdits et obligations imposés aux juifs à Wilno

Les mesures antisémites commencent bien avant la guerre. Mais nous restons dans le cadre chronologique du récit de Susie.

  • « En 1941, l’administration russe commença à déporter les plus riches des citoyens de Wilno en Sibérie, pour le travail forcé » (p 37) « 30 000 personnes furent déportées dont 2 650 Juifs » (note de bas de page). Le mari de Raïa « réussit, contre beaucoup d’argent et à la dernière minute, à nous faire biffer de la liste du prochain convoi », ‘’nous’’ étant la mère de Susie et toute sa famille maternelle.
  • Obligation de porter un brassard blanc avec un ‘’J’’ au milieu, puis obligation du port de l’étoile jaune « sur le devant et le dos de nos vêtements » (p 47). Il y eut alors la « chasse aux hommes à l’étoile jaune […] Les captureurs étaient des troupes de choc composées de jeunes lituaniens et d’étudiants, qui s’étaient portés volontaires au combat contre les Juifs » (p 47-48).
  • « Les rues principales de Wilno étaient interdites aux Juifs. » (p 50)
  • Le couvre-feu pour les Juifs était de 18h à 6h du matin. La radio leur était interdite. Début septembre, en représailles d’un prétendu meurtre de trois Allemands par des juifs, le « couvre-feu est établi de 15 heures à 10 heures du matin ». (p58)
  • Strict interdit aux juives d’être enceintes (p 92)
  • Une amende collective est imposée aux juifs de Wilno (p 59)
  • « Le 6 septembre 1941 au matin, il fut notifié que tous les Juifs devaient quitter leur appartement. Ils devaient empaqueter leurs biens meubles et s’installer dans le ghetto. » (p 59)
  • « La veille de Yom Kippour, commença la première grande Aktion ». (p 71) Les soldats allemands donnent l’ordre de sortir des logements « mais nous, nous avion décidé de rester dans l’appartement. » (p 71). « Les Aktionen durèrent encore une quinzaine de jours. […] Nous nous habituâmes à rester tranquillement assis dans la maison, à n’avancer que courbés, afin que personne ne nous voie à la fenêtre ». (p 72) Susie parle plus loin de l’Aktion visant les personnes non porteuses de certificat jaune (donnant droit au travail) (p 78). « Le 29 octobre 1941, on nous annonça la dissolution du ghetto n°2, et dès le 3 novembre eut lieu […] la seconde Aktion des certificats jaunes. » (p 79) Le 26 juillet 1942 eut lieu l’Aktion des personnes âgées. (p 83)

Au ghetto promiscuité extrême, manque de nourriture et de chauffage (interdiction d’introduire du bois de chauffage en contrebande dans le ghetto), dureté des conditions de travail dans les ateliers du Reich sont quotidiens.

L’arbitraire est redoutable, créant un climat d’angoisse et d’insécurité : les « certificats » - Scheine – changent de couleur (rose, jaune, bleu) et les marques matérielles indiquant visuellement l’appartenance juive sont modifiées brutalement.

Les nazis appliquent le principe de responsabilité collective.

Le sadisme est violent : Kittel, SS affecté à Wilno en juin 1943, s’« amusait » à proposer une cigarette, puis du feu. « Si l’homme acceptait, Kittel sortait son pistolet et donnait « du feu », il l’abattait. »

Le Judenrat imposé par les Allemands fait l’objet de controverses rapportées par Susie : ces juifs auxiliaires de facto des nazis ont pu se justifier en déclarant : « En livrant 100 Juifs, j’en sauve 1000, en en livrant 1000, j’en sauve 10 000 » (Jakob Gens, chef du Judenrat vilnois). « On arriva à des heurts entre la police du ghetto et les mouvements clandestins. […] Nous apprîmes que Gens [qui dirigeait le Judenrat] avait livré cinq mille Juifs aux Allemands. Cette terrible Aktion, qui fut menée à bien uniquement par la police juive, révolta les habitants du ghetto par sa cruauté. » (p 125)

 Formes de résistance

  • Résistance des juifs
  • dans le ghetto

Refus d’obéir aux ordres : ne pas quitter l’appartement malgré l’ordre des soldats allemands (voir 8 du III)
*« Quelques familles cherchèrent un hébergement hors du ghetto, du côté aryen [chez des connaissances ou des personnes se faisant payer …]. Mais, même cela, ce n’était pas très sûr. » (p 101)
*Susie présente les formes de vie éducative et culturelle malgré les interdits. « On ouvrit secrètement une école dans le ghetto. » (p 95) « Au ghetto, un chœur d’enfants fut fondé. » (p 97) « Un théâtre avait été fondé au ghetto et ma mère m’emmenait à chaque nouvelle représentation. » (p 124)
*Susie raconte les planques et cachettes : le chapitre 4 est consacré à la maline. Il y eut un accord « pour que Julek participe financièrement à la construction d’une grande cachette que quelques familles voulaient construire. De plus, Julek devait aider à fournir les matériaux de construction nécessaires. […] La maline ne serait mise à disposition que de ceux qui prendraient part à sa construction. L’argent seul n’y achèterait pas une place. […] La construction de la maline dura plusieurs mois. » (p 106-107) Quand ils eurent à s’y réfugier, ils y restèrent trois jours et quatre nuits à 80 personnes. Un des drames fut la mort d’un bébé que son père avait enfoui dans un oreiller pour étouffer ses pleurs et qui fut asphyxié.
*« Dans le ghetto, des organisations de résistance s’étaient formées, auxquelles appartenaient surtout de jeunes gens. » Susie évoque la « Jeunesse combattante » avec laquelle une cousine était en liaison. Cette cousine « voulait nous emmener dans les forêts auprès des partisans [par les égouts …]. Au jour convenu, nous étions prêts, habillés [mais] les partisans consentaient seulement à accueillir les valides et les costauds. […] C’est ainsi que nous restâmes tous au ghetto. » (p 101 - 102)

  • dans les camps

*Raïa ment chaque fois sur leurs âges et sur leurs liens de parenté afin que les nazis ne repèrent pas que Susie était une enfant et afin d’avoir des âges compatibles avec le travail.
*Raïa est intelligente, intuitive, prévoyante : elle pense à contraindre Susie à ne pas dévorer de suite ce qu’on leur distribue mais à faire des réserves pour apaiser la faim tout au long de la journée. Elle cache quelques bijoux sur elle, puis au camp dans du savon. Elle comprend qu’il faut garder le plus possible l’apparence d’une bonne santé, d’une capacité de travailler.
Elle cherche systématiquement un travail donnant droit à plus de nourriture, afin de donner une ration supplémentaire à Susie. Raïa arrive à obtenir les faveurs de la cheffe de Block au Stutthof (voir II). Elle parvient à « organiser » divers compléments dont, pour Susie, un cahier et un crayon où elle put « écrire chaque soir la poésie que j’avais composée au long de la journée, pendant le travail. Rachel les corrigeait et ainsi j’améliorais mon orthographe. […] C’est ainsi que je trouvai un merveilleux chemin, qui me permettait d’aller voler dans les espaces lointains. » (p 194-195)

*« Parfois le soir, avant l’extinction des feux, [les femmes] me demandaient de chanter. Alors je fredonnais doucement des chansons en yiddish. » (p 177)
*Au Revier « des rations supplémentaires étaient celles des mortes, dont les noms n’avaient pas encore été déclarés. » (p 218)
*A la fabrique d’anodes, des femmes firent du troc avec des travailleurs civils lettons : objets organisés par Raïa contre du pain ou des cigarettes. Elles avaient aussi ainsi des nouvelles de l’extérieur. (p 196).
*« Quand l’été [1944] arriva, je trouvai de la nourriture supplémentaire dans les bois autour de la fabrique d’anodes : des myrtilles [… et] de grosses tiges au goût aigrelet […], de la rhubarbe » dont elle déterrait les tiges à la main et qu’elle suçait longtemps.

  • Résistance des non-juifs :
  • Dans le ghetto

*Mania, la gouvernante polonaise, catholique parvint pendant le temps des ghettos à voir Raïa une fois tous les deux mois et lui apporter un peu de nourriture.
*Les voisins polonais du grand-père maternel, la famille Sztral ont fourni de la nourriture et invitaient les enfants à venir jouer chez eux et les adultes à écouter les informations à leur radio. (p 51) Ils ont caché les hommes de la famille pendant une rafle.

  • Dans les camps

*L’adjudant allemand responsable du travail à l’usine d’anodes cacha Susie pendant une Aktion et la nuit suivante. (p 210 -211)
*Lorsque que Susie était au camp de Kaiserwald, elle savait « que des groupes de partisans se trouvaient dans les forêts. De temps en temps, nous entendions des coups de feu […] Il leur arrivait de se rapprocher de la fabrique d’anodes. [… L’un d’eux lui] demanda de faire savoir aux femmes que les partisans se trouvaient à proximité immédiate, et que, si quelqu’un voulait se joindre à eux, on pouvait arranger cela. […] Quelques jeunes femmes s’étaient décidées à saisir l’occasion et à fuir chez les partisans. » d’où une Aktion punitive visant la plupart des personnes du Revier et les femmes les plus faibles restées ce jour-là au Block. (p204 à 208)
*Pendant la marche dans la neige, des habitants ont déneigé les chemins et apporté de la nourriture.
*A la libération des Polonais ont recueilli Susie et Raïa.

Ce livre est d’une lecture aisée et apporte de très nombreuses informations. On peut trouver sur le site du Cercle d’étude les explications du vocabulaire spécifique écrit en italique.
Le langage des camps de concentration

Martine Giboureau octobre-novembre 2023

« Schoschana Rabinovici starb mit 86 Jahren in Tel Aviv. »
https://www.tagblatt-wienerzeitung.at/nachrichten/chronik/europa/2021705-Schoschana-Rabinovici-starb-mit-86-Jahren-in-Tel-Aviv.html

Le père de Jurek Becker falsifie son âge 8 ans en 1945 (?) pour qu’il soit déclaré apte au travail.
Le ghetto de Lodz, « Jakob le menteur » et Jurek Becker
« Les ghettos avaient pour raison première, une sorte d’épuration ethnique. »
Témoignages sur les Ghettos

Dina PORAT, Le Juif qui savait Wilno-Jérusalem : la figure légendaire d’Abba Kovner (1918-1987), Alexandra Laignel-Lavastine (Traduction), Le Bord de l’eau, 2017

[1Schoschana Rabinovici : Dank meiner Mutter. Ein Bericht vom Überleben der Wenigen in Ghetto, Konzentrationslagern und auf dem Todesmarsch, traduit de l’hébreu par Mirjam Pressler, éd. Alibaba, Francfort, 1994.