Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

De la laïcité en France de Patrick Weil

CR de Marie-Paule Hervieu
jeudi 17 février 2022

De la laïcité en France : la laïcité c’est la liberté de conscience.

[Il s’agit, indiquait Aristide Briand, de proclamer« solennellement que, non seulement la République ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux, mais encore qu’elle entend respecter et faire respecter la liberté de conscience et la liberté des cultes. » Briand, 1905]

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De la laïcité en France de Patrick Weil

Quelques rappels historiques

Le livre de Patrick Weil De la Laïcité en France a été publié par Grasset en avril 2021, il a 154 pages. Patrick Weil est directeur de recherches au CNRS, il a été membre de la commission Stasi créée en 2003 par Jacques Chirac, suite à l’affaire dite « du port du voile islamique dans les écoles publiques ». Les dix chapitres sont précédés d’une citation de Hannah Arendt.

Des controverses qui se renouvellent.

L’auteur part du constat que « la laïcité est perçue par trop d’élèves comme un catéchisme répétitif, vide de sens, voire comme un régime d’interdits discriminatoires » (page 12), il part aussi de l’idée et de la démonstration que, alors que la hiérarchie catholique et les catholiques pratiquants ont longtemps été les principaux adversaires de la loi de 1905, ce sont depuis les années 1970, les partisans d’un islam fondamentaliste, lié à des générations d’immigrés venus de l’ancien empire colonial français, et la multiplication des sectes, 172 à ce jour, en particulier protestantes ou à la base de religions alternatives, qui sont aujourd’hui les plus hostiles au caractère laïque de l’État républicain.

Les initiateurs et les adversaires de la loi de séparation des Églises et de l’État (1905).

Il lui faut donc revenir à ce « moment 1905 », et à ce qui l’a précédé, pour redire que la loi de séparation des Églises et de l’État garantit « la liberté absolue de conscience, le droit de manifester ses croyances sans pression et la liberté des cultes dans le respect des lois » (page 14). À l’étude historique s’inscrivant dans une chronologie, il va mêler le droit civil, pénal et administratif, même si la laïcité peut aussi être pensée en philosophe, en historien ou en sociologue. Il se réfère d’abord aux « pères fondateurs » [1] : Aristide Briand, radical, rapporteur de la loi au parlement , qui a multiplié les responsabilités ministérielles, à partir de 1906, depuis le ministère des Cultes, suivi de l’Instruction publique et de la Justice, enfin président du Conseil et ministre de l’Intérieur, avec son principal adjoint, Louis Méjan, docteur en droit privé puis directeur de l’administration autonome des Cultes et son principal soutien, Ferdinand Buisson, inspecteur général de l’Instruction publique, titulaire de la chaire des Sciences de l’éducation à la Sorbonne, député radical, président de la Ligue des droits de l’homme. Georges Clemenceau, autre radical, ministre de l’Intérieur et président du Conseil, s’engagea fortement dans la défense et illustration de l’État laïque ; secondairement, deux députés SFIO usèrent de toute leur influence : Jaurès, acteur majeur de l’unité des socialistes et directeur du journal L’Humanité, et Francis de Pressensé, de famille protestante, président fondateur de la Ligue des droits de l’homme, auteur d’un avant-projet de séparation. Autant dire que la laïcité a comme origine politique, la gauche radicale et socialiste (au sens où le principal opposant à gauche au projet de loi de séparation était l’avocat socialiste, député du Var : Maurice Allard). Les deux dirigeants radicaux, bien que dissemblables, furent cependant d’accord pour « offrir à la masse des catholiques la possibilité et la liberté de pratiquer leur culte dans la paix et la concorde, dans leur église et avec leurs prêtres , mais aussi d’assurer la souveraineté politique de l’État , en agissant avec fermeté, à l’égard des fauteurs de troubles et de sédition » (pages 16-17), en recourant à diverses juridictions , depuis le tribunal correctionnel jusqu’au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et en citant à comparaître jusqu’à des cardinaux pouvant être condamnés à de fortes peines d’amendes(1909).

Un héritage de 1789

La loi de séparation des Églises et de l’État provient aussi de l’héritage de la Révolution française, de 1789, avec l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, soit la liberté de conscience sans pression extérieure, et l’égalité en droits de tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance .Il y avait donc rupture avec le Concordat de 1801-1802, signé par le Premier Consul, Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII, qui faisait du catholicisme, la religion de la majorité des Français, et donnait au gouvernement le pouvoir de nommer les évêques, mais aussi les pasteurs et les rabbins avec l’obligation de les rémunérer. Cependant des éléments de laïcité subsistaient ; comme une tendance longue de l’histoire politique de la France : l’état civil continuait d’être tenu par les municipalités, le code civil de 1804 maintenait le mariage civil et la possibilité du divorce, les biens du clergé restaient nationalisés [2].

L’école, enjeu idéologique et politique entre l’Église catholique et l’État [3]

L’école devenait cependant la pierre d’achoppement dans les relations entre le haut clergé catholique et l’État républicain à partir de 1875. Après la fermeture des Écoles normales d’instituteurs, par la loi Falloux, en 1850, les autorités religieuses, favorables à une restauration de la monarchie, exigeaient d’être seules à diriger les établissements scolaires catholiques et à intervenir dans le choix des manuels et les contenus d’enseignement. Cependant, plusieurs lois que l’on peut qualifier de laïques allaient battre en brèche l’influence de l’Église catholique dans la société : la suppression du repos dominical obligatoire en 1879, la sécularisation des cimetières en 1881, la suppression des prières publiques par les assemblées au commencement de leurs travaux, le retrait des emblèmes religieux dans les hôpitaux et les tribunaux, la nouvelle astreinte des religieux au service militaire obligatoire, en 1886, et enfin last but not least : l’instruction primaire obligatoire [4]. Puis, suite aux élections législatives de 1902 et à la victoire du bloc des gauches, le président du Conseil, Émile Combes, faisait fermer, en 1902, non sans résistances, des écoles congréganistes [5]. Mais dès 1903, un député socialiste déposait un projet qui anticipait largement sur la loi de séparation, et les travaux d’une commission de trente-trois députés commençaient, avec l’idée de Briand d’aboutir à une loi acceptable par la minorité catholique voire, à terme, de la rallier. Cela aboutissait en avril 1905 à la liberté absolue de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, le libre exercice des cultes dans les lieux appropriés : église, temple, synagogue ou mosquée (la loi était applicable en Algérie française), par 422 voix contre 45 et, par l’article 2, la fin de tout financement, salaires ou subventions. L’État devenait neutre à l’égard de toute religion, il assurait donc l’égalité entre tous les citoyens, y compris les athées. Le 9 décembre 1905, la loi était promulguée.

Crises et compromis de la IIIe à la Ve République sur une « Loi de tolérance et de liberté » (Aristide Briand)

S’en suivit la crise des inventaires [6] des biens de la nation mis à la disposition des églises pour l’exercice des cultes, avec affrontements entre les opposants aux inventaires, dont des militants de l’Action française mais aussi des partisans du Sillon, dirigé par Marc Sangnier, et les forces policières et militaires. Le principal adversaire et acteur principal de la résistance à la loi de séparation restait le pape Pie X qui prétendait aussi empêcher l’établissement de relations diplomatiques entre le royaume d’Italie, qu’il ne reconnaissait pas, et la République française. Jean Jaurès rappelait alors qu’une des composantes de la loi de 1905 était la souveraineté (en droit) et l’indépendance (d’esprit) du pouvoir civil républicain face aux prétentions d’une autorité religieuse, établie à l’étranger, comme face à tout groupement religieux, y compris constitué en parti ou association (sauf les associations cultuelles reconnues).

Le chapitre 4 rappelle que la papauté ne désarma pas, au moins jusqu’à Vatican II, et qu’il y avait un risque de guerre civile. En hommes d’État, Briand et Clemenceau refusèrent d’être acculés à la violence et tentèrent alors d’inscrire la masse des catholiques français dans la légalité : ils décidèrent par la loi du 2 janvier 1907 que l’exercice des cultes pouvait s’opérer dans le cadre de la loi de 1901 sur les associations puis, par la loi du 23 mars 1907, le parlement supprima les autorisations préalables pour les réunions publiques, dont les messes. La papauté choisit alors de « prendre l’école publique en otage », en mettant à l’index des manuels scolaires, d’où la riposte verbale de Clemenceau (page 53) : « Le Clergé n’admet pas qu’on enseigne aux enfants que le jour de la Saint-Barthélemy fut un jour de massacre des protestants par les catholiques. Mais l’histoire est l’histoire, on ne peut la modifier en racontant que ce sont les protestants qui ont massacré les catholiques, ni la taire. Tout ce que l’on peut faire est d’exiger du professeur une grande réserve ». En 1908, puis en 1909, une déclaration des cardinaux, archevêques et évêques de France, préparée par le secrétariat d’État de Pie X, s’adressa aux pères de famille en ces termes : « Vous surveillerez l’école publique… Si elle vous apparaissait être un péril pour la foi de vos enfants, vous devrez leur en interdire l’accès… ». Quatre manuels furent mis à l’index, ce que Briand traduisit ainsi : « Vous avez séparé l’État de l’Église, nous allons vous faire connaître la force de l’Église. Nous prendrons en otage votre enseignement tout entier qui devra payer la rançon de cette réforme » (page 57). Briand fait alors appliquer les articles de la police des cultes et poursuivre les prélats (un cardinal, quatre évêques) mais aussi les curés, qui « de leurs chaires ont appelé à la désobéissance aux lois, ou ont commis des actes individuels de pressions et de menaces contre des paroissiens et leurs enfants ou de diffamation des instituteurs ». Jusqu’à ce que l’état de guerre et l’union sacrée apaisent les tensions.

En 1921, les relations diplomatiques avec le Vatican furent rétablies, mais en 1924-1925, Edouard Herriot et le cartel des gauches échouèrent à faire entrer l’Alsace-Moselle dans le droit commun. Le gouvernement de Vichy, « dans une détestation absolue de la République et de la Révolution française », élabora un statut des Juifs sous le prétexte que la loi de 1905 avait provoqué une « défrancisation » des Juifs français, rétablit puis supprima les devoirs envers Dieu, subventionna les établissements privés. La constitution de 1946 proclama la IVe République laïque, des intellectuels catholiques, résistants, ayant milité auprès de la hiérarchie, pour un ralliement. La troisième force, à partir de 1947, en excluant communistes et gaullistes du RPF, fit voter les lois Marie et Barangé, contre l’avis du Comité national d’action laïque qui dénonçait le financement de bourses à des élèves scolarisés dans l’enseignement privé, c’est-à-dire catholique. Puis la Ve, par la loi Debré, en 1959, créa les établissements privés sous contrat, dont les professeurs sont salariés par l’État et les dépenses de fonctionnement prises en charge, en échange d’une conformité aux programmes d’enseignement des établissements publics. Dernier avatar du militantisme laïque, l’échec en 1984 du projet de loi d’Alain Savary (parti socialiste) d’un grand service public unifié, les parents, même très faiblement pratiquants, privilégiant la liberté de choix des familles entre plusieurs types d’enseignement.

Une laïcité de coexistence pacifique

C’est que la laïcité de coexistence pacifique était entrée dans les mœurs, il n’est qu’à constater la présence d’aumôneries religieuses dans les prisons : les musulmanes étant les plus nombreuses (44 en 2000 et 231 en 2018), l’existence d’émissions religieuses à la radio et à la télévision, présentant toutes les appartenances, chrétiennes, juive et musulmane, sauf les sectes, l’effort pour offrir des repas alternatifs dans les cantines scolaires et les restaurants d’entreprise, l’enseignement du fait religieux dans les programmes nationaux. Mais elle est confrontée à un retour du religieux et à une multiplication de demandes touchant à la volonté de manifester ostensiblement son appartenance religieuse et de sanctionner les preuves vivantes d’une expression laïque, y compris par la délation voire le crime, d’où les attentats contre les journalistes et dessinateurs, caricaturistes de Charlie Hebdo et la décapitation du professeur Samuel Paty. L’on peut alors rappeler le martyr du Chevalier de la Barre, au 18e siècle, condamné pour blasphème (page 113) : « Jean-François Lefebvre, chevalier de La Barre, est le dernier Français torturé avant d’être exécuté pour blasphème. On le soumit à la « question ordinaire », ce qui veut dire qu’on lui brisa les os. Puis on lui coupa la tête avant de la jeter au bûcher avec un exemplaire du « Dictionnaire philosophique » de Voltaire cloué sur le torse. Il avait vingt ans ». Ce qui amena l’abolition immédiate du délit de blasphème par la Révolution française. Alors que nous sommes aujourd’hui dans un état démocratique et laïque, qui permet à tous les citoyens de s’identifier ou non à une religion, qui les protège en tant que personne, croyante ou non, qui leur apprend les théories scientifiques et l’histoire universelle, leur permettant de s’émanciper intellectuellement et d’opérer leurs choix de vie, les refus de la laïcité prennent de nouvelles formes, sans exclure la violence. Si les principes républicains rencontrent aujourd’hui des résistances, surtout chez des jeunes issus de l’immigration, sans doute faut-il, d’après Patrick Weil, renforcer l’étude des impérialismes, des crimes contre l’humanité que furent, et restent, l’esclavage et la traite, et l’enseignement des disciplines scientifiques, sciences humaines, de la vie et de la terre, sans faiblir sur l’application de sanctions liées à la méconnaissance et au refus de la laïcité, laquelle reste fondamentale dans l’exercice de la liberté et de l’égalité civiques.

Compte rendu de lecture par Marie-Paule Hervieu, janvier 2022

Suite
Histoire de la laïcité en France

[1Le téléfilm de François Hanss, La Séparation , avec Pierre Arditi (Aristide Briand), Jean-Claude Drouot (Jean Jaurès), Claude Rich (Abbé Hippolyte Gayraud), Michaël Lonsdale (Paul Doumer), Pierre Santini (Maurice Allard), restitue les débats de la Chambre des députés qui aboutirent à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.

[2Les biens du clergé, comme ceux des émigrés, furent confisqués et revendus au profit de l’État.

[3Voir aussi le tome 2 (1905-1906) intitulé « la loi de 1905 n’aura pas lieu ». Histoire politique des séparations des Églises et de l’État par Jean Baubérot, historien et sociologue, titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité », à l’EPHE, édité par la Maison des Sciences de l’homme en 2021, 584 pages. Voir enfin la websérie de dix vidéos www.questions-reponses-laïcité.fr avec Bibliothèques sans frontières, et le livre édité par Michel Lafon en 2018, Questions de laïcité.

[4La loi du 28 mars 1882, dite loi Jules Ferry, rend l’instruction primaire obligatoire de 6 à 13 ans, et laïque et gratuite dans les écoles publiques.

[5Le 27 juin 1902, 115 écoles religieuses, créées sans autorisation, étaient fermées par décret. Sur 13 000 établissements, seules 64 congrégations d’hommes et 885 congrégations de femmes avaient déposé des demandes. Une loi de 1903 leur interdisait l’ouverture de nouveaux établissements, les écoles autorisées étaient alors au nombre de 3 500 (2 200 écoles de filles et 1 300 de garçons).

[6Période de deux mois : février/mars 1906 pendant lesquels furent organisées des manifestations hostiles et où eurent lieu des affrontements dans neuf départements. Le 31 mai 1906, 63 219 inventaires avaient été effectués, 4 791 restaient à faire.