Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Ruth Klüger 1931-2020

germaniste, universitaire et écrivaine
jeudi 8 octobre 2020

J’ai appelé ce livre "weiter leben" (Continuer à vivre) écrit-elle dans" unterwegs verloren", 2008.

Ruth Klüger, née à Vienne en 1931, est décédée le 6 octobre 2020 à Irvine, en Californie.
En 1942, à 11 ans, elle est déportée avec sa mère à Theresienstadt, puis en 1944 à Auschwitz-Birkenau, enfin, elle est transférée à Christianstadt, camp de travail annexe de Groß-Rosen. En février 1945, pendant l’évacuation du camp, elle s’évade avec sa mère et sa soeur adoptive. Elles s’exilent aux États-Unis en 1947.
Son père, réfugié en France, a été gazé à Auschwitz et son demi-frère de Prague, a été déporté à Theresienstadt, puis fusillé à Riga.

  • Enfance dans la Vienne antisémite

Vienne est sa première prison.
Vienne avait un mépris modéré pour les Juifs, on s’en souvient avec nostalgie sous les nazis : den guten alten Rischès von 1910 (le bon vieil antisémitisme de 1910).
Il ne fallait pas irriter le monde qui entourait les juifs.
Ruth entre à l’école à six ans. Son père est venu la chercher avec des bonbons. Elle a appris à lire avec les inscriptions antisémites.

12 mars 1938, Anschluss
Les Allemands sont dans les rues. La monnaie change. De nombreuses activités sont interdites aux juifs : aller à la piscine, au cinéma, faire du patin à glace.
En novembre 1938, elle passe avec son père devant des vitrines brisées.

L’Autriche devient Ostmark (marche de l’est), elle ne peut plus aller à l’école publique. De patriote, elle devient juive. Des camarades de classe disparaissent. Elle doit changer d’école plusieurs fois et aller de plus en plus loin, vers des écoles vétustes, en train, sans avoir le droit de s’asseoir. En 4 ans elle a fait 8 écoles. Les juifs pauvres sont restés à Vienne.

Sa mère mariée à un « pédant avare », a divorcé pour épouser l’étudiant en médecine pauvre, Viktor Klüger. Entre Schnitzler, Joseph Roth avec un zeste de Werfel et de Zweig. Son père n’a plus le droit de soigner des aryennes. Il a été arrêté, envoyé en prison, puis en camp. Il est revenu de Buchenwald en 1940 et doit quitter le territoire. Il part seul en Italie, se réfugie en France, mais livré aux Allemands, il est mort gazé à Auschwitz. Elle fulmine contre cette religion qui exclut les femmes du Kaddisch qu’elle ne peut dire pour son père. Les comptes sont bloqués. Sa mère n’a plus d’argent pour fuir.
Le premier mari de sa mère et Schorchi, son demi-frère, sont à Theresienstadt. Schorchi est déporté par le convoi de l’hôpital, en septembre 1942, à Riga, où il a creusé sa tombe avant d’être fusillé.

Ruth et sa mère sont entassées dans un immeuble pour juifs à Vienne. Puis elles sont déportées à Theresienstadt [1], une cité pour juifs, un camp de transit. Malgré la faim, la maladie, Ruth se sent mieux qu’à Vienne, elle est avec d’autres enfants, au L414. Des adultes leur font cours, bien que ce soit interdit.

  • Auschwitz-Birkenau. Chaleur-puanteur-soif.

À Birkenau, une bouillie de sous-humanité. Sa mère lui propose les fils de fer barbelés électrifiés. Elle a 12 ans et dit non.
Déshumanisation. Tatouée : A 3537 (Le « A » n’a rien à voir avec Auschwitz précise-t-elle.)
À Birkenau, appel, soif et peur de la mort.
Pendant les appels elle se récite des poèmes de Schiller, chante « Car un jour libres nous serons », la chanson que son père a appris à Buchenwald.
Sa mère adopte Ditha, qui était au L414 à Theresienstadt, seule. Elles forment une famille à trois.

- Sélection pour le camp de travail :
Refusée. Dans la mauvaise file. Elle a dit qu’elle avait 13 ans, elle n’a pas voulu dire 15 comme sa mère lui avait dit. Elle réussit à refaire la queue pour passer devant l’autre SS. Une inconnue intervient en sa faveur : « Dis que tu as 15 ans ».
On leur distribue des tenues de prisonniers pour camp de travail : des blouses, des uniformes, Sträflingsanzüge, car elles risquent être en contact avec des civils.

  • Christianstadt, camp extérieur de Groß-Rosen [2].

Des baraques vertes dans la forêt. Les détenues sont des Allemandes, des Autrichiennes, des Tchèques, quelques Hongroises de Theresienstadt qui étaient à Birkenau. Au début, des femmes forment l’encadrement. Elles sont moins brutales dans les camps que les hommes, écrit-elle, elles ont commis moins de crimes, mais elles ont acclamé le Führer... et on cite toujours Ilse Koch.
Ruth Klüger s’insurge contre le terme "femmes SS" : les Aufseherinnen n’étaient pas des SS. La SS était une organisation masculine. (Cf. p. 160, et version allemande p.145.)
Les gardes arrivent, puis des juives de l’est avec des enfants, parlant yiddish, créant une autre classe dans le camp.

- Hiver 1944-1945 :
Au lieu d’aller à l’école, elle défriche la forêt, déterre des souches, fend du bois, transporte des rails. À la carrière, c’est terrible, le froid insoutenable.
Les femmes, quantité négligeable, sont moins nourries que les hommes.

On entend les tirs des Russes. Des hommes en uniforme les évacuent. Ce n’était pas prévu de les conduire à la mort, écrit-elle. (p. 180).
La première nuit, elles sont dans une grange, serrées comme dans une boite de conserve. La deuxième, elles profitent du désordre de l’installation pour fuir.
Rejoindre les Alliés, trouver de quoi manger, des betteraves jaunes, trouver un abri, ne plus avoir froid. Pleines d’espoir, elles se fondent dans la marée des réfugiés allemands de l’est. Sa mère, qui a bien connu les catholiques à Vienne, s’adresse à un pasteur pour avoir des vrais papiers. Elles s’arrêtent à Straubing.
Les Américains arrivent. « Ce n’était pas pour nous qu’ils s’étaient battus ».

  • Une femme magnifique.

Elle fait une carrière universitaire en tant que femme aux États-Unis, et subit de nombreuses réflexions de la part de gens qui croient tout savoir. Travailleurs forcés ? On disait travailleurs étrangers. Un travail d’esclave !
Trop jeune ! Elle ne peut avoir été dans les camps.

Elle refuse le rôle de la victime. Elle trouve kitsch, trop sentimental, l’histoire de « Nu parmi les loups » [3], les politiques qui ont sauvé un petit juif.
Jedes hergelaufene Gespenst kann mich enteignen, / Weil ich weiter muß, wenn eins sagt : Sprich (chaque spectre qui passe peut me déposséder, car si l’un dit « Parle » je dois continuer mon chemin.) Poème Aussageverweigerung (Refus de faire une déposition).

- Martin Walser
Dans unterwegs verloren (Perdu en chemin), publié en 2008, elle s’attaque à Martin Walser, un condisciple en 1946, qui apparaissait déjà dans weiter leben, sous le pseudonyme de Christoph, l’Allemand d’après-guerre qui n’a aucune idée des camps.
Elle le défie, quand, dans son discours de 1998 pour le prix de la paix à la Foire du livre de Francfort, il se lamente sur Auschwitz, une « massue morale » (Auschwitz, eine Moralkeule). Elle rompt avec Walser quand il a publié "Mort d’un critique" s’attaquant au critique littéraire Marcel Reich-Ranicki. Walser fait la description d’un critique comme un monstre juif. Ruth Klüger considère cet ouvrage comme antisémite.

Elle analyse le système nazi et ses cruautés.
« Qu’est-ce que vous faisiez, vous, les enfants, à Auschwitz ? » m’a demandé quelqu’un récemment. « Vous jouiez ? » Jouer ! On était à l’appel. À Birkenau, j’ai été à l’appel, j’ai eu soif et peur de la mort. C’était tout, et rien de plus. »

"J’avais écrit un livre sur tout cela, c’était la condition préalable pour se débarrasser du numéro, pour que le bras soit à nouveau intact [4]. (Elle fait retirer son tatouage.)
Il n’est rien sorti de bon des camps, surtout pas l’éducation à l’humanité et à la tolérance.

Contre le tourisme mémoriel : on ne sent pas le sang, l’odeur des corps.
Droit au silence.

- Discours du 27 janvier 2016
2016 hielt Ruth Klüger die Rede zum Holocaust-Gedenktag im Bundestag
https://www.bundeskanzlerin.de/bkin-de/startseite/une-survivante-de-la-shoah-se-souvient-406066
Soumise au travail forcé :
https://www.bundestag.de/en/documents/textarchive/speech-klueger-403862
https://www.welt.de/geschichte/zweiter-weltkrieg/article151464039/Deutschland-hat-den-Ruf-der-Nazi-Zeit-nie-ueberwunden.html
https://www.sueddeutsche.de/kultur/ruth-klueger-nachruf-gestorben-1.5057433

weiter leben. Eine Jugend, Wallstein Verlag, Göttingen, 1992. (Traduction française sous le titre de Refus de témoigner, Une jeunesse, 1997, éd Viviane Hamy)
unterwegs verloren. Erinnerungen, Zsolnay, Wien, 2008. (Traduction française Perdu en chemin, 2010, éd. Viviane Hamy).
LAUTERWEIN Andréa, Trois passeurs de témoin : Jurek Becker, Edgar Hilsenrath, Ruth Klüger, Paradigmes pour une éthique de la fiction sur la Shoah, Rire, Mémoire, Shoah, Paris, éd. de l’Éclat , « Bibliothèque des fondations », 2009, 400 p.

Vienne, musée national d’histoire
Lieux de mémoire en Europe centrale...

N.M.

[1Theresienstadt - Terezin, une colonie modèle « Une île, une forteresse », Terezín, Hélène Gaudy, La place de l’étoile, compte-rendu par Jean-François Hervieu « Une île, une forteresse », Terezín, Hélène Gaudy

[2Groß-Rosen, un des plus grands camps de concentration avec de nombreux sous-camps.

[3APITZ Bruno, Nackt unter Wölfen ( "Nu parmi les loups"), Halle, RDA, 1958
Le Festival des cultures juives

[4" Auch mit dem, was einmal „eine Jugend“ hieß : „Ich hatte ein Buch über all das geschrieben, das war die Vorbedingung für das Ablegen der Nummer, für den wieder unversehrten Arm.“