Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Liliane Badour Esrail 1924-2020

La journée d’une femme au camp de Birkenau
lundi 4 mai 2020

Liliane Badour, 19 ans et ses deux frères, Henri 17 ans et René 13 ans, catholiques, sont arrêtés en 1944 à Biarritz à la place de leurs grands-parents maternels. Ils sont internés à Bayonne, puis au fort du Hâ à Bordeaux et à Drancy. De Drancy, ils partent pour Auschwitz-Birkenau par le convoi 67 du 3 février 1944.

Liliane Badour au palais de Beauharnais, 2013,photo NM

La journée d’une femme au camp de Birkenau

La mixture dénommée café, sans sucre ni pain, prestement ingurgitée debout, précède l’appel. l’appel du matin, le premier de la journée destiné à nous compter, recompter.

Les kapos femmes, femmes énormes, bien nourries, hurlent, frappent au hasard, sans motif... Elles expriment leur haine des Juives, ces parasites, ces esclaves. Elles règnent par la terreur.

"L’appel" à Birkenau est incommunicable, c’est un véritable enfer où les malheureuses, meurtries dans leur chair et leur âme, réagissent en automates ; être debout, tenir la tête droite, baisser les yeux, ne pas parler, ne pas bouger jusqu’à la fin de ces comptes interminables qui doivent confirmer que toutes, mortes ou vivantes, sont présentes.

Nous partons au travail en colonnes par cinq, en passant par l’allée centrale. Devant le poste de garde, l’orchestre de déportées joue des morceaux rythmés. À la sortie, les SS accompagnés de leurs bergers allemands nous encadrent jusqu’au lieu de travail : la rampe de chemin de fer qui pénètrera dans le camp et aboutira en face des chambres à gaz et des crématoires. Le circuit sera ainsi direct.

Toute la journée, nous terrassons et portons à la main des pierres énormes qui nous font chavirer. Les kapos s’acharnent, crient : "Fainéantes, vermine, vous devez crever...". Elles frappent, obligent à aller plus vite, toujours plus vite, en augmentant de surcroît la charge. Les gardes et les kapos ne s’éloignent pas, il est impossible de ralentir la cadence.

Comment tenir des journées de 11 heures de travail ? Comment tenir des semaines, des mois. Gare à celles qui se blessent ou tombent d’épuisement. Nous étions des femmes de la ville inhabituées à ces travaux de terrassement ; le froid de l’hiver arrachait la peau des mains lors des transports des rails. Le froid faisait couler des larmes qui immédiatement se transformaient en glaçons. Pourtant, il fallait tenir.
Un regard ami, une parole suffisait parfois. Toute référence au passé n’est plus de mise. Le moral remplace les carences de la nourriture ; il est notre tuteur. |

Les idées ou plutôt les pensées convergent vers la même interrogation. Quand et comment cet enfer finira-t-il, si ce n’est par la mort ? Mais on espère, sans savoir quoi exactement. A la pause de midi qui dure une demi-heure, il faut être alignées en file indienne, montrer notre numéro tatoué sur le bras gauche, tendre notre écuelle accrochée à la ceinture et recevoir trois quarts de litre d’une soupe aux raves parfois épaissie de farine. Nous mangeons debout sur place et reprenons le travail jusqu’à la tombée de la nuit.

Le retour au camp s’effectue comme à l’aller, mais il faut transporter les camarades mortes d’épuisement. La règle exige le même nombre de détenus dans les deux sens. La musique nous accueille, dérisoire et bouffonne, il faut tourner la tête, marcher au pas.

La journée n’est pas terminée, ce sera de nouveau l’appel, toujours debout devant le Block. Il est interminable, une heure, parfois deux et plus. Enfin, nous recevons avec le même cérémonial qu’à midi, une ration de pain d’environ 250 grammes, un morceau de margarine ou une rondelle de saucisson.

Ce pain source de vie et aussi source de dispute, parfois de vol entre les détenues. Fort heureusement, à l’inverse, il existe une solidarité qui prend de multiples formes. Les nazis voulaient nous amoindrir, nous avilir, nous tuer. La mort nous envahissait, ne laissait pas de répit. Les fours crématoires tout proches projetaient leurs flammes vers le ciel. l’odeur de chair brûlée était insupportable. Ici, on assassinait.

Nous regagnons enfin notre "coya", c’est une case où 5 à 8 femmes couchent sur une même paillasse, avec une seule couverture pour toutes. Malgré le froid, les cris, l’humidité, la crasse ; assommées par la fatigue, nous tombons dans un profond sommeil.

Dans de telles conditions d’existence, seules les mieux armées physiquement et moralement peuvent tenir. La survie refuse toute place à la sentimentalité, comme aux souvenirs qui nous ramènent au passé. La rage de tenir doit être là ; sans elle et l’espoir secret de notre délivrance, tout aurait été vain.

Conserver le moral, combattre les idées noires en cet endroit maudit, était la seule chance de survie, car toute pensée logique ou toute logique de la pensée aboutissaient à la mort.

Témoignage de Liliane Badour,
Date d’arrivée au camp d’Auschwitz-Birkenau 6 février 1944
Matricule 75126
Texte extrait de la brochure de l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute Silésie, Commission Histoire : Auschwitz, supplément à Après Auschwitz, n° 255, mars 1995

Après la Marche de la Mort, Liliane Badour est internée dans les camps de Ravensbrück puis Neustadt-Glewe, comme Ida Grinspan. Elle rentre à Biarritz, fin mai 1945, seule. Ses deux frères ont été assassinés à l’arrivée à Birkenau. Le jeune homme [1] rencontré à Drancy, qui l’a aidée à Auschwitz, la retrouve à Biarritz et l’épouse en 1948.

Liliane et Raphaël décorés de la croix du mérite de la RFA par l’ambassadrice de l’Allemagne à Paris au palais de Beauharnais photo NM

C’est avec une infinie tristesse que nous avons appris le décès de notre amie Liliane, si douce et attentive, le premier mai 2020.

Liliane a témoigné pour le DVD Mémoire demain

Raphaël Esrail
Raphaël Esrail, 1925-2022

Elle est intervenue à Berlin pour l’exposition « …Mein Bruder, meine Schwester…, …my brother, my sister…, …mon frère, ma sœur… » [2] le 13 mai 2011.

Liliane Esrail et Jacques Altman, photo, D. Dufourmantelle Liliane Badour Esrail Liliane et Léa

Liliane et Jacques Altman, Liliane et Léa, photos Dominique Dufourmantelle

https://www.tagesspiegel.de/gesellschaft/panorama/eine-aussergewoehnliche-und-mutige-frau-auschwitz-ueberlebende-liliane-badour-esrail-gestorben/25796488.html

Liliane Badour-Esrail, photo NM

https://www.deutschlandfunkkultur.de/auschwitz-ueberlebende-liliane-badour-esrail-gestorben.265.de.html?drn:news_id=1126754

Liliane et Yvette, NM

N.M. mai 2020

Portraits https://www.instagram.com/2251_survivants/

[1Cf. Raphaël Esrail, L’espérance d’un baiser : le témoignage de l’un des derniers survivants d’Auschwitz, Robert Laffont, 2017

[2"Ich habe meine Brüder gesucht". Liliane und Raphaël Esrail im Gespräch mit Christoph Heubner, Comité International d’Auschwitz. Gedenkstätte Deutscher Widerstand, Stauffenbergstraße