Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Moscou de Theodor Plievier

fiche de lecture, Martine Giboureau
mercredi 4 septembre 2019

Hitler et Staline : tenir à tout prix, ne jamais reculer.

Fiche de lecture : Moscou de Theodor Plievier chez Libretto (n° 509)

Ce gros livre (428 pages) est un roman qui se lit très facilement. Il a été écrit en 1952 et fait partie d’une trilogie avec Stalingrad et Berlin.
L’auteur a recueilli de très nombreux témoignages pour construire son récit foisonnant. On suit des combattants allemands et soviétiques le 22 juin 1941 et dans les semaines qui suivent ; deux cartes p. 32-33 et 378-379, montrent, l’une l’attaque nazie sur l’est de la Pologne, les pays baltes, le nord de l’Ukraine, l’autre, la contre-attaque soviétique et permettent de repérer quelques uns des très nombreux sites cités.

Les descriptions minutieuses des espaces géographiques traversés (en particulier les forêts et les rivières), les précisions météorologiques, dressent un contexte très concret, quasiment visuel, des mouvements des militaires et des civils.

Les équipements des deux armées en présence, les spécificités du matériel (en particulier avions et chars) de chaque côté sont aussi largement précisés. Les mouvements des troupes sont suivis quasiment kilomètre par kilomètre. Des flots d’humains (soldats, civils, acteurs locaux ou Allemands, libres ou prisonniers, organisés ou hagards …) se déversent dans de nombreuses pages.
De très nombreux personnages (militaires et civils, hommes surtout mais aussi quelques femmes) deviennent des proches que l’on retrouve au rythme de leurs difficiles déplacements et leurs réflexions ainsi que leurs souffrances personnelles permettent de cerner toute l’atrocité de cette période de guerre.

Les ordres d’Hitler [1] et de Staline totalement inadaptés aux situations sur le terrain (tenir à tout prix, ne jamais reculer) et méprisant toute convention internationale p. 14 [2], les mensonges officiels, les problèmes récurrents d’intendance et les suppositions erronées sur les moyens matériels et les stratégies de l’adversaire des deux côtés, les violences subies par les civils imposées par les Allemands comme par les responsables politiques soviétiques, les principes élevés et le sens du devoir de nombreux officiers d’où leur incompréhension face aux ordres ineptes qu’ils peuvent recevoir, constituent la trame de ce livre qui se présente comme une vaste fresque très puissante quant aux scènes décrites, si bien qu’on en ressort avec l’impression d’avoir vu un film de guerre en cinémascope.

Les atrocités se succèdent : pertes considérables parmi les soldats, villes et villages bombardés soit par des avions, soit par des canons et réduits à néant, combats où les hommes se massacrent dans des fusillades généralisées voire dans des affrontements à l’arme blanche, avancées inexorables de chars écrabouillant tout sur leur passage, tueries au lance-flamme, exécutions brutales, hors de toute décision de justice, réalisées par les Allemands, les Soviétiques ou des civils à bout de ressources, pillages, débandades de soldats et évacuations des biens, exodes des civils volontaires ou imposés par Staline, scandent le récit. « En l’espace de quelques jours, l’armée allemande avait transformé un territoire de deux cent mille kilomètres carrés en un chaudron infernal, rempli de sang et de larmes, chauffé par le brasier de terre brûlée. » (p. 125)

Les civils sont les victimes innombrables de cet affrontement militaire : les armées allemandes pillent totalement les territoires traversés, selon l’ordre de « prendre tout, absolument tout ce qu’il y a à prendre » (p. 26) alors que les ordres de Staline sont le 3 juillet 1941 : « À aucun prix, on ne devra abandonner à l’ennemi une seule locomotive, un seul wagon. On ne lui laissera pas un kilo de blé, pas un litre d’essence. » (p. 121) 
L’auteur dénonce à travers les récits de civils le passé répressif qu’ils ont subi, les collectivisations forcées, les arrestations, la famine organisée (en 1921, 1933) … Il présente la genèse du ‘’chantier 057’’ – un site du Goulag (p. 265 et suivantes), raconte les exécutions d’officiers et de membres du Politburo ‘’indociles’’ (avant guerre et pendant l’été 1941), toutes fruits de décisions de Staline, et montre des populations d’abord pleines d’espoir de voir arriver les troupes allemandes qui pourraient les débarrasser du stalinisme soviétique (entre autres, p. 127 et suivantes).

On découvre à l’occasion de l’évocation de souvenirs de tel ou tel militaire des récits de ce qu’il s’est passé dans les années précédentes, en Allemagne et Europe de l’ouest : nuits des longs couteaux (p. 21-22), exécutions à Berlin (p. 229), raids aériens au-dessus de l’Angleterre (p. 24, p. 69). Ce sont les travailleurs forcés (hommes de l’Organisation Todt et ceux du STO) qui ont préparé des routes et des camps (baraquements et abris bétonnés) pour les troupes en Pologne occupée (p. 28). Des épisodes français sont aussi racontés : formation d’une « batterie hippo » à La Guerche (p. 37-38), contre-attaque de Bar-sur-Aube (p. 222). Et à plusieurs reprises la campagne napoléonienne en Russie est citée !

L’auteur termine son récit par une respiration humaniste bienvenue dans ce chaos : un Allemand est sauvé par un groupe de soviétiques « déserteurs ou suspects [qui] n’osaient se rendre ni aux Russes ni aux Allemands ». Cet Allemand, comme nous lecteurs, « avait vu une lumière, au moment précis où la nuit paraissait définitive. »
Sauf dans le cas d’un travail de groupes sur l’opération Barbarossa [3], ce livre semble difficile à utiliser dans le cadre de cours d’histoire dans le secondaire. Mais ceux qui apprécient les lectures historiques trouveront beaucoup d’intérêt à ce livre.
Martine Giboureau, septembre 2019

PLIEVIER Theodor, Stalingrad, Libretto, 2017. (Stalingrad, Aufbau-Verlag, Berlin, 1945)
PLIEVIER Theodor, Moscou, Libretto, 2015.
PLIEVIER Theodor, Berlin, Libretto, 2018.
GROSSMAN Vassili, Carnets de guerre, Calman-lévy, 2007

La "Shoah par balles" à l’Est : massacres de masse
Filmer la guerre. Les Soviétiques face à la Shoah 1941-1946

Stalingrad : .victoire des Soviétiques sur les nazis, en février 1943. Entre 1942 et 1943, 2 millions de morts en six mois. Des fouilles archéologiques sont en cours afin d’exhumer les corps des victimes.
https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/bataille-de-stalingrad-des-fouilles-pour-retrouver-les-corps-de-soldats-oublies_4616427.html

[1L’auteur insiste à plusieurs reprises sur les différences de vues entre le haut commandement de l’armée allemande et le quartier général du Führer. C’est un argument pour ceux qui tentent encore aujourd’hui de disculper la Wehrmacht de ses responsabilités.

[2« Le Führer a décidé que les commissaires soviétiques seront considérés comme des non-combattants. Par conséquent, ils seront fusillés sur les lieux mêmes de leur capture, c’est-à-dire en avant des PC régimentaires »