Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

« Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914 – 1933) » de Sebastian Haffner

CR Martine Giboureau
jeudi 15 août 2019

La montée du nazisme et les premiers mois de l’Allemagne nazie, les explications de son succès en 1933.

Fiche de lecture
« Histoire d’un Allemand ; souvenirs (1914 – 1933) » de Sebastian Haffner [1] édité par Babel (n°653) 2004 ; traduit par Brigitte Hébert

Ce gros livre de poche [2] (435 pages) permet de vivre quasiment au jour le jour la montée du nazisme et les premiers mois de l’Allemagne nazie. L’auteur est alors un jeune bourgeois faisant des études de droit, « un jeune homme ni particulièrement intéressant, ni particulièrement important, qui vivait par hasard dans l’Allemagne de 1933 » (p. 271). Au début 1933, Haffner est « référendaire » c’est-à-dire une sorte de stagiaire accomplissant le même travail qu’un juge mais sans pouvoir décisionnaire ni traitement. Haffner constate « qu’avec l’histoire fortuite et privée de ma personne fortuite et privée je raconte une partie importante et inconnue de l’histoire allemande et européenne » (p. 273).
Il a écrit ce livre en exil. L’avant-propos précise la genèse du livre : le manuscrit date de 1939, a été découvert après la mort de l’auteur en 1999 et publié pour la première fois en Allemagne en 2000.
Dans son prologue, Haffner précise qu’il raconte l’histoire d’un duel entre un État « puissant, fort, impitoyable et un petit individu anonyme. […] Ce livre veut simplement raconter, non prêcher la morale. » L’auteur n’a aucune d’indulgence pour lui-même. A travers ce récit, non seulement on comprend mieux comment le nazisme a pu irriguer toute la population allemande, mais on trouve aussi certaines clés pour comprendre les mouvements d’opinion contemporains. Ainsi, par exemple, p. 133, l’auteur analyse-t-il à propos du régime de Brüning au début des années 1930 la « semi-dictature au nom de la démocratie pour empêcher une dictature véritable […] un système qui décourage ses propres adeptes, sape ses propres positions, accoutume à la privation de liberté, se montre incapable d’opposer à la propagande ennemie une défense fondée sur les idées, abandonne l’initiative à ses adversaires et finalement renonce au moment où la situation aboutit à une épreuve de force. » Haffner fait aussi une analyse subtile de ce qu’est la ‘’révolution nazie’’ (p. 186 et suivantes) ou de ce qu’est l’histoire, où elle se joue (p. 274 et suivantes).
Le livre suit un ordre chronologique. Outre les moments les plus connus détaillés de façon très concrète (9 novembre, armistice, inflation), on découvre par le menu « la fleur de la jeunesse ouvrière qui est tombée dans la Ruhr en 1920 », la grève générale en réponse au putsch de Kapp, la résistance passive dans la Ruhr en 1923, la succession des ministères après l’écrasement de la Révolution, le renversement des relations entre générations lors de la grande inflation, les jeunes arrivant à se débrouiller et dépensant leurs gains dans les bars et boîtes de nuit. La description du quotidien après la chute du gouvernement à la mi-août 1923 est résumée par une phrase : « Peu à peu, l’ambiance était devenue franchement apocalyptique. » (p. 101) On suit toujours le cours général des événements, dont la « manie du sport » des années 1924-1926, décryptée par l’auteur comme un signe avant-coureur de l’arrivée des nazis au pouvoir, ou l’effervescence politique autour d’une proposition de trainer en justice des ministres concluant des traités sur la base de la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre 14-18 (p. 130) jusqu’à la crise de 1929 et ses conséquences financières, sociales et politiques, dont les élections législatives du 14 septembre 1930, première des étapes de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. L’année 1933 et les successives décisions nazies, dont celles concernant les juifs, sont décrites minutieusement à partir de la page 147.

Dans cette fiche de lecture je retiendrai trois thèmes forts.

I. Le poids de la Grande Guerre et de la révolution

L’auteur était enfant en 1914 et a vécu la guerre comme une aventure excitante. Il subissait la propagande, bourrage de crâne et y croyait sans hésitation. « J’étais devenu en l’espace de quelques jours un chauvin fanatique, un combattant de l’arrière » affirme-t-il p. 30. Haffner développe une comparaison très pertinente avec le fan de football, évoquant les distractions et les émotions qu’apportaient chaque jour les nouvelles du front (très souvent mensongères par ailleurs). Et il assure que « la génération nazie proprement dite est née entre 1900 et 1910. Ce sont des enfants qui ont vécu la guerre comme un grand jeu, sans être le moins du monde perturbés par sa réalité. »
La guerre n’affecta quasiment pas la vie quotidienne, matérielle d’Haffner alors que la période révolutionnaire qui suivit fut plus perturbante : « Toutes ses crises, ses grèves, ses fusillades, ses putschs et ses cortèges de manifestants restaient incohérents et confus. Jamais on ne savait exactement ce qui était en jeu. » (p. 52) Dans son milieu de jeunes bourgeois « qui venaient d’être arrachés de façon plutôt brutale à quatre années d’ivresse patriotique et belliqueuse » lui et ses camarades ne pouvaient « bien évidemment qu’être ‘’contre’’ les rouges […] dont ne savions confusément qu’une seule chose : ils voulaient ‘’tout nous prendre’’. » (p. 55)
Cette atmosphère post-guerre conduisait à se regrouper. Dans la classe d’Haffner, ils avaient fondé un club dont la devise était « Contre Spartakus, pour le sport et la politique » et dont les actions principales étaient de rosser ceux se déclarant pour la révolution. Pour Haffner ce sont les prémisses des Jeunesses hitlériennes auxquelles il ne manquait que quelques traits ajoutés plus tard par Hitler tel que l’antisémitisme. (p. 61)
Le retour à la stabilité monétaire permet à Haffner de déclarer : « La seule paix véritable que ma génération ait connue en Allemagne avait débuté. Un espace de six années, de 1924 à 1929. […] On avait tout ce qu’on pouvait raisonnablement désiré en fait de liberté, d’ordre et de paix. » (p. 106-107)
Haffner montre par de petits détails comment chacun a pu se rassurer face aux victoires successives des nazis. Ainsi le 30 janvier 1933 « selon l’opinion générale, les vainqueurs du jour n’étaient en aucune façon les nazis, mais les gens de la droite bourgeoise qui avaient réussi à ‘’mettre les nazis dans leur poche’’. »

II. L’intime et le collectif

Après la guerre, l’épisode révolutionnaire et la grande inflation, l’Allemagne connait enfin une période de paix. Haffner fait alors une analyse intéressante : « Chacun était rendu à son existence privée, cordialement invité à s’organiser comme il l’entendait. […] Il s’avéra que toute une génération d’Allemands ne savait que faire de cette liberté personnelle qu’on lui octroyait. Environ vingt classes d’âges, les jeunes et les très jeunes […] se mirent à ronchonner – et pour finir à appeler avidement de leurs vœux la première perturbation, le premier revers ou le premier incident qui leur permettrait de liquider la paix pour démarrer une nouvelle aventure collective. » (p. 108-109)

Dans les premières semaines suivant le 30 janvier 1933, au quotidien des Allemands « ordinaires », « on ne voyait ni n’entendait pas grand-chose de plus que ce qu’on avait vu et entendu les années précédentes, […] le cours de la justice n’était en rien modifié par les décrets ineptes du ministre de l’intérieur [3], […] l’océan de la vraie vie n’était pas perturbé en profondeur. » Haffner, comme sans doute beaucoup d’autres Allemands, se « cramponnait encore à cette vie normale à l’écart de la politique ». (p. 167 – 168) L’auteur revient souvent sur ce quotidien rassurant. « La sécurité, la durée ne se trouvent que dans la routine quotidienne. […] Vivant dans la même apathie que des millions d’autres individus, je laissais venir les choses. » écrit-il p. 207 et p. 209
Les jours suivant l’incendie du Reichstag eut lieu « la première grande charrette destinée aux camps de concentration » et l’ingérence dans la vie privée : « fut affichée cette ordonnance de Hindenburg qui supprimait pour les personnes privées la liberté d’opinion, le secret postal et téléphonique, donnant à la police les pleins pouvoirs pour perquisitionner, confisquer, arrêter. » Pourtant « les rues avaient exactement leur aspect de tous les jours. » (p. 178-179)
Pour Haffner, face au nazisme et ses agressions quotidiennes qui provoquent souffrance et haine « la seule solution, c’est de l’ignorer délibérément, de détourner le regard, de se mettre de la cire dans les oreilles, de s’abstraire » (p. 305-306), ce qui bientôt devint impossible car « les vents se mirent à souffler de tous côtés sur ma vie privée, et la dispersèrent. […] La révolution nazie avait aboli l’ancienne séparation entre la politique et la vie privée. […] elle agissait comme un gaz toxique qui traverse tous les murs. » (p. 327) L’auteur explique ainsi longuement, en rapportant les conversations et donc les arguments de gens parfaitement éduqués, comment son groupe de travail composé de six référendaires, petit club de discussions intimes, avait explosé dès l’automne 1933 : en 1939, trois vivaient en exil, deux étaient de hauts fonctionnaires nazis, et le dernier, avocat à Berlin, était membre de l’Association des juristes nationaux-socialistes et du NSKK (Nationalsozialistische Kraftfahrkorps unité paramilitaire motorisée) – p. 311 et suivantes.
Le gouvernement décida de rassembler les référendaires en fin d’étude dans « des camps où une saine vie communautaire, la pratique des sports de combat et une éducation idéologique les prépareraient » à leurs fonctions de juges (p. 367-368). Le récit de cette expérience permet à Haffner de développer de très intéressantes considérations sur les effets que produit un groupe sur un individu. Il explique comment il est amené à faire son premier salut nazi, certes après avoir hésité, mais parce qu’il voulait obtenir son examen final. « C’était une terrible humiliation » (p. 395). Il raconte ensuite les différents entrainements qu’on lui impose : « En acceptant de participer au jeu qu’on jouait avec nous, nous nous transformions automatiquement, sinon en nazis, du moins en matériau que les nazis pourraient utiliser. (p. 400) » Haffner fait dans les pages suivantes la liste des raisons de cette obéissance à des ordres qu’il réprouvait et sur lesquels il réfléchissait pendant ses insomnies, se fustigeant de s’y soumettre puis s’excusant : nous voulions passer notre examen, nous avions été pris au dépourvu, nous avions la plus grande méfiance quant aux autres référendaires et n’osions pas dire ce que nous pensions vraiment, nous avions l’ambition comme tout bon Allemand d’accomplir le mieux possible la tâche imposée. Faire son devoir en se taisant dispensait de toute réflexion et de toute responsabilité morale. Dans ce camp, la personne individuelle n’avait aucun rôle, aucune place. Et « j’étais pris au piège de la camaraderie ». La camaraderie « peut devenir un des plus terribles instruments de déshumanisation [ce qu’ils] sont devenus entre les mains des nazis. » (p. 417) La camaraderie pour Haffner est comme l’alcool, « elle rend supportable l’insupportable [… elle rend] inapte à une vie personnelle, responsable, civilisée […] annihile le sentiment de la responsabilité personnelle [… Chacun] fait ce que tous les autres font. Il n’a pas le choix. Il n’a pas le temps de réfléchir. […] Quelques semaines de [camp] avaient fait de nous un magma décérébré. […] ‘’Nous’’ étions un être collectif, et d’instinct, avec toute la lâcheté, toute l’hypocrisie intellectuel de l’être collectif, ‘’nous’’ ignorions ou refusions de prendre au sérieux ce qui aurait pu menacer notre euphorie collective. »

III. Propagande, violence, terreur

Haffner constate « l’inversion cauchemardesque des notions normales : brigands et assassins dans le rôle de la police, revêtus des pouvoirs souverains ; leurs victimes traitées comme des criminels, proscrites, condamnées d’avance à la mort » (p 189) et souligne que les nazis alors qu’ils menaient une répression féroce « affirmaient tous les jours avec des accents nobles et touchants qu’ils ne faisaient de mal à personne, et que jamais révolution ne s’était déroulée de façon aussi humaine et pacifique. » La menace de lourdes peines pesait sur « quiconque affirmerait, fût-ce entre ses quatre murs, qu’il se passait des choses atroces. […] Les nouvelles épouvantables chuchotées sous le manteau […] brisaient bien plus sûrement toutes les résistances. D’autant plus qu’on était au même instant occupé et distrait par une série interminable de fêtes, de solennités, de célébrations nationales. » (p 190-191) Et ceux qui s’abstenaient de participer à ces ‘’réjouissances’’ étaient torturés à mort. (p. 193)
À plusieurs reprises, Haffner développe la psychologie des masses, les effets d’entraînement au sein d’un groupe. Ainsi il dit p. 201-202 : « Frapper avec les bourreaux, pour ne pas être frappé. Ensuite, une ivresse mal définie, ivresse de l’unité, magnétisme de la masse. […] se mettre sous la protection du dieu de la tribu victorieuse. »
Après le lancement du boycott des magasins, médecins, avocats, vendeurs juifs le 1er avril 1933 et jours suivants, surgit « chez les Allemands ce dont on ne les aurait presque plus capables après les quatre semaines écoulées : un sursaut d’effroi quasi général. » (p. 210-211) En conséquence, les nazis laissèrent tomber certaines de ces dispositions mais la gangrène se propageait : se développa « une vague de discussions et de débats non pas sur la question de l’antisémitisme, mais sur la ‘’question juive’’. […] D’un seul coup, chacun se sentit astreint et autorisé à se forger une opinion sur les juifs et à la communiquer. » (p. 212)
Haffner décrit ensuite comment les SA entrèrent dans son tribunal et jetèrent les juifs dehors, sans que personne n’interviennent, ni les huissiers, ni les juges, ni les référendaires. Et Haffner avoue qu’alors qu’un SA lui demandant ‘’êtes-vous aryen ?’’, il avait répondu « sans même réfléchir » positivement ; « le sang me monta aux joues. Un instant trop tard, je ressentis ma honte, ma défaite. […] Quelle honte d’acheter ainsi le droit de rester en paix derrière mon dossier ! Je m’étais fait avoir ! J’avais été recalé dès la première épreuve ! » (p. 225-226) Il raconte ensuite comment sous des apparences inchangées, la Cour suprême et sa jurisprudence furent dénaturées car de « jeunes juges d’instance aux manières tranchantes et aux connaissances lacunaires » mais aux principes nazis bien ancrés prenaient place, affirmant la « nécessité de ne pas tenir compte du vieux droit écrit » alors que « se profilaient, menaçants, le licenciement pour rébellion politique, le chômage, le camp de concentration … » (p. 284-285).
« Tous les jours, on voyait défiler, on entendait chanter, et il fallait prendre bien garde à disparaître à temps sous un porche si on voulait éviter de saluer le drapeau (on nous avait dit que ceux qui ne le faisaient pas étaient roués de coups). Nous vivions dans une sorte d’état de guerre. » (p. 355) Les drapeaux à croix gammée omniprésents, les uniformes bruns partout présents, les affiches rouges qui annonçaient presque chaque matin les exécutions apparaissaient comme les effets d’une armée d’occupation (p. 372). Chaque décision du gouvernement aux résultats « positifs » encensés par les media (arrestations, blocage des trains et voitures pour une fouille complète, élections ecclésiastiques …) était suivie de manifestations « spontanées » d’enthousiasme !

IV. Quelles résistances possibles ?

« Avec toute notre culture historique bourgeoise, nous étions intellectuellement démunis devant cette évolution qui ne s’était jamais produite dans tout ce que nous avions appris. »
Haffner, p. 198, indique qu’au moment des élections de mars 1933 « dans toute l’Allemagne, la résistance prenait tout au plus la forme d’un acte individuel désespéré – comme celui du syndicaliste de Köpenick. » Il s’agit (p. 189) d’un « responsable syndical social-démocrate qui se défendit, aidé de ses fils, contre une patrouille de SA qui avait pénétré chez lui ». Il avait abattu deux SA. Une seconde patrouille étai intervenue immédiatement et avait pendu le syndicaliste et ses fils dans la remise de la maison. Le lendemain tous les habitants de Köpenick connus pour être des sociaux-démocrates avaient été abattus chez eux. « On n’a jamais su le nombre de morts ».
L’auteur loue aussi le courage de Werner Finck [4], un chansonnier à « l’humour exquis » présentant ses sketches dans un cabaret appelé la Katakombe [5] qu’il est allé voir le 31 mars 1933. Il y évoquait « les camps de concentration, les perquisitions, la peur universelle, le mensonge général ; et ses railleries indiciblement discrètes, mélancoliques et navrées, étaient une grande consolation. » (p. 233-234)
Haffner dans plusieurs pages décrit comment « le monde dans lequel j’avais vécu se dissolvait, disparaissait, devenait invisible – tous les jours, tout naturellement, sans faire le moindre bruit » : partis politiques dissous, livres et journaux interdits, intellectuels, acteurs, animateurs du monde du spectacle et du divertissement en exil, en camp de concentration ou exécutés, on ne savait pas au juste (p. 288 et suivantes). Haffner dénonce la « terrible capitulation morale des chefs de l’opposition » en mars 1933, précisant : « Il n’y eut que panique, fuite éperdue, apostasie ». (p. 198-199) Plus loin il reprend : « La situation des Allemands non nazis en été 1933 était […] un état d’impuissance totale et sans issue […] toute résistance collective était devenue impossible, la résistance individuelle n’était plus qu’une forme de suicide. »
Haffner a fini par fuir l’Allemagne nazie en 1938.

Je ne peux que recommander aux enseignants de lire ce livre, d’en extraire de larges passages pour leurs cours. Les élèves les plus impliqués dans le cadre d’une recherche personnelle sur les origines du nazisme et les explications de son succès en 1933 tireront aussi largement profit de ce gros livre.

Martine Giboureau, août 2019

[3Göring avait prescrit qu’en cas d’affrontement la police devait prendre automatiquement le parti des nazis sans examiner les responsabilités et tirer sur les autres sans sommation.