Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

La Mémoire retrouvée d’une famille juive parisienne, réfugiée à Bugeat, Corrèze

par Marie Paule Hervieu
mercredi 20 février 2019

Des familles juives ont été accueillies en Corrèze. D’autres ont été déportés.

Bugeat (Corrèze)

La Mémoire retrouvée d’une famille juive parisienne, originaire de Pologne, réfugiée à Bugeat (Corrèze)- 1942-1944

Suite aux travaux de recherches de Pierre et Josiane Gandois, native de Bugeat et au récit de Georges P. [1], sur une des familles juives réfugiées en Haute-Corrèze, dans la région du Limousin : cinq personnes, dont deux membres furent déportés, un texte paraîtra, avec des documents et illustrations, sur le blog de la mairie de Bugeat. Une plaque avec 7 puis 12 noms, avait été apposée officiellement en 2004. Brana Tencer, jeune femme juive, polonaise, âgée de 38 ans à la date de son arrestation, le 6 avril 1944 (le même jour que la rafle des enfants juifs de la Maison d’Izieu, dans l’Ain) a été déportée avec son fils Serge, 3 ans et demi, par le convoi 72 du 29 avril 1944, à Auschwitz-Birkenau [2].

Brana et Serge Tencer
Immigrée dans les années trente, Brana Tencer était née à Kalisz, près de Lodz, à l’époque dans l’ouest de la Pologne, le 4 juillet 1906. De couturière, elle était devenue tricoteuse, mécanicienne, et habitait 18 rue Lesage, dans le 20e arrondissement de Paris. Elle eût un fils, Serge, né à Paris, le 18 septembre 1940, reconnu par son père, Szyja Zoltak, né le 10 décembre 1905, en Pologne orientale, lui aussi immigrant et tricoteur. Le destin de cette famille juive est tragique : le père fut arrêté dans la rafle dite du Billet vert, le 14 mai 1941, interné dans un camp du Loiret, et déporté de Pithiviers, le 25 juin 1942 par le convoi N°4. La mère et l’enfant sont arrivés en Corrèze, à une date encore inconnue : à l’automne de 1942 ? fin 42 ou début 43 ? Avait-elle tenté de se réfugier en zone dite Libre, et rejoint une partie de sa famille, ou avaient- ils été transférés sur ordre des autorités de l’État français, dans un lieu de résidence forcée : un canton rural de haute Corrèze ? Ils allaient être arrêtés, pour ne pas dire « raflés », à Bugeat, le jeudi 6 avril 1944, par l’armée allemande, conduits en camion militaire à la prison de Limoges, transférés par train à Drancy où ils arrivèrent le 13 avril ; ils furent déportés à Auschwitz-Birkenau, le 29 avril 1944. Aucun ne revint.

Zalman, Marjem et Georges
La soeur et le beau-frère de Brana Tencer, leur fils Georges, né à Tulle, le 14 juin 1943 ont une histoire à la fois proche et différente. Ils sont eux aussi nés à Kalisz ( le 2 mai 1910 et le 28 juin 1908), de nationalité polonaise et immigrés dans les années trente. Ils habitaient 20 rue d’Angoulême, actuelle rue Jean-Pierre Timbaud, dans le 11e. Zalman a travaillé très jeune, à 13 ans , comme apprenti casquettier. En 1939, année de son mariage, puis de la déclaration de guerre, il s’engage volontairement dans l’armée française, il est blessé au combat et décoré quatre fois. En mai 1941, suite à la convocation dite du Billet vert, il est arrêté et interné dans le camp de Beaune-La-Rolande, mais libéré pour raisons de santé à l’été 1941. Quand le couple,alors sans enfant, décide-t-il de franchir clandestinement la ligne de démarcation : suite à la rafle dite du Vél’ d’Hiv’ ? Sa présence est attestée à Bugeat, à l’été 42, ils habitaient rue Turgot. Il travaille comme charbonnier (fabrication de charbon de bois) dans le GTE de Soudeilles (Corrèze) avec d’autres étrangers, travailleurs forcés, pour le compte de la société Sefomac. Il a pu se faire établir une vraie fausse carte d’identité au nom d’Antoine Maurist, né en Alsace, alors annexée. Sa femme accouche à l’hôpital de Tulle, au printemps de 1943. Après la rafle d’avril 1944, les parents et l’enfant gagnent le département des Pyrénées Atlantiques, dites alors Basses- Pyrénées, à la frontière espagnole, jusqu’à la libération de Bugeat, d’où ils regagnent Paris, en mai 1945.

Les arrestations et déportations d’avril 1944, dans le sud-ouest de la France occupée.
Comme l’a écrit un ancien commissaire de police devenu historien, Guy Penaud [3] dans un livre intitulé Les Crimes de la division Brehmer, avec en sous- titre « La traque des résistants et des Juifs, en Dordogne, Corrèze, Haute-Vienne (mars-avril 1944) », ce sont, dans un contexte de guerre totale, des opérations de police, menées par une division militaire, commandée par le général-major de la Wehrmacht, Walter Brehmer, conjointement avec l’officier SS commandant la SIPO (police de sûreté) et le SD (service de renseignements) [4], August Meier, avec le renfort de la Milice, qui ciblent les résistants, les maquisards et les juifs, dans des actions de représailles, à l’échelle régionale, du 26 mars au 16 avril 1944.

Cette division B. était déjà intervenue sur le front russe, en 1941/1942, dans le cadre des opérations menées par les unités mobiles de tuerie, les Einsatzgruppen, et l’on retrouve le même mode opératoire : des civils, résistants ou non, voire soupçonnés de ravitailler les maquis, fusillés, des fermes incendiées, et des Juifs, hommes, femmes et enfants, victimes d’arrestations collectives, suivies de fusillades ou de leur internement et de leur déportation en camps de concentration/extermination. Les « rafles » sont organisées sur la base de listes d’inscription de Juifs étrangers établies par les services préfectoraux des départements et de la région, avec intervention de la gendarmerie nationale .

Les hauts responsables de ces crimes en série, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, qui alarment même les autorités préfectorales, devaient être jugés dans les années d’après guerre, mais seul W. Brehmer a été condamné à mort par contumace, le 10 octobre 1950, par le tribunal militaire de Bordeaux, Il était alors prisonnier de guerre, en URSS. Libéré par les Soviétiques en 1955, il est rentré en Allemagne de l’ouest, et s’il a fait l’objet d’une enquête, il est mort sans être inquiété à Hambourg, en 1967 (peut être en raison de sa relation hiérarchique directe avec K.H. Stulpnagel, (commandant en chef de la Wehrmacht en France de 1942 à 1944) compromis dans le complot visant à assassiner Hitler, le 20 juillet 1944, et retrouvé pendu, à Berlin, le 30 août 1944 ?). L’officier SS, A. Meier, en rapport étroit avec C. Oberg et H. Knochen, (responsables de la police allemande et des SS en France, condamnés en France à perpétuité, peines ramenées à 20 ans puis libérés au bout de 10 ans en 1963 ) fut arrêté en Allemagne en 1949, condamné en France, en 1952 à 20 ans de travaux forcés, peine ramenée à 10 ans et libéré en 1956. Tous ces faits qui ne sont pas sans rappeler les crimes de la division SS Das Reich, et les massacres d’Ascq (Nord) et d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) [5], ainsi que l’absence de jugements, ou de fortes condamnations, des généraux allemands, en charge du commandement militaire des départements du Nord- Pas-de-Calais et de Belgique occupés, étudiés par Jacqueline Duhem et Laurent Thiery Forces de répression françaises et allemandes [6].

Cette famille juive, d’origine polonaise, est donc emblématique de la complexité de destin de ces Juifs étrangers, pendant l’occupation militaire allemande. Persécutés collectivement, internés en camps, ils ont aussi été les victimes de la politique de collaboration des gouvernements et de l’administration de Vichy, des polices politiques et militaires, françaises et allemandes, de la Wehrmacht et de la SS, aboutissant à des déportations et à des fusillades. S’ils ont été épargnés d’une destruction programmée, c’est sans doute à cause de multiples facteurs : leur volonté d’intégration n’excluant pas une prise de conscience aiguë du danger mortel qui les menaçait, sans oublier une certaine chance, partie prenante de toute existence humaine.
Marie Paule Hervieu

Le texte sur Brana et Serge, par Pierre et Josiane Gandois, est sur le site de la Mairie de Bugeat :
http://www.bugeat.fr/fr/information/89183/destins-bugeacois

Dans cette page sont retracés les destins particuliers de quelques personnes qui ont vécu, un moment de leur vie, à Bugeat.

Visages de déportés de Corrèze par Josiane et Pierre Gandois

Jean-Marie Borzeix, Jeudi Saint, Stock, 2008
"Le 6 avril 1944, un détachement de soldats allemands traquant les résistants, nombreux dans la région, investit une bourgade du Limousin. Soixante ans après, la population se souvient que ce jour-là quatre paysans d’un village voisin ont été pris en otage et fusillés pour l’exemple". Jean-Marie Borzeix, l’enfant de Bugeat, a retrouvé des témoins de cette journée terrible.

Le Saillant (Corrèze)

Le 15 avril 1944, au Saillant (près de Brive (Corrèze), 21 personnes sont arrêtées, 10 sont déportées. Parmi elles, cinq victimes juives furent raflées, déportées et assassinées à Auschwitz, Kaunas, Reval. C’est la division Brehmer, avec la brigade nord-africaine, des mercenaires placés sous les ordres de la bande Bonny-Laffont qui est responsable.

Plaque à Saillan. Photo C. Trémil, 2019

Jean-Michel Valade s’est battu pour que les noms d’Israël, de Jacques (convoi 73), d’Hananel, d’Ida et de Miren, nées à Salonique, (convoi 74), réfugiés, soient inscrits sur une plaque à côté des 4 Corréziens morts en déportation à Neuengamme. Seul un Corrézien est revenu.

Jean-Michel VALADE, La Stèle, La mémoire juive étouffée en Corrèze. Geste éditions, Roman, La Crèche, 2016
En 2019, une stèle est enfin réalisée à la mémoire des victimes juives.

Exposition Visages de Déportés en ligne, Commune de Gourdon-Murat, 26 avril 2020, grâce aux recherches de Josiane et Pierre Gandois :
http://gourdon-murat.over-blog.com/2020/04/visages-de-deportes.html

[1voir le Petit Cahier- 2e série- N°17- du Cercle d’étude :  La rafle du billet vert et L‘ouverture des camps du Loiret ( 2012), avec un article et des documents de G. P.

[2voir le livre du journaliste et écrivain, Jean-Marie Borzeix, né à Bugeat, intitulé Jeudi saint, publié par les éditions Stock, 2008.

[3voir le livre Les crimes de la division Brehmer de Guy PENAUD, publié par les éditions La Lauze de Périgueux, 2004.

[4voir le petit Cahier -3e série- N°26- du Cercle d’étude : Polices et gendarmerie françaises, polices et armée allemandes en France occupée- 1940-1944. Articles de J. Duhem et L. Thiery. Les responsabilités du commandement militaire allemand dans les déportations depuis le Nord de la France

[5Au printemps de 1944, les divisions SS ont multiplié les crimes de masse : à Ascq, dans le Nord, la 2e division SS, dite Hitlerjugend, a massacré le 1er avril 1944, 86 personnes. Les 9 et 10 juin 1944, la 2e, appelée Das Reich, a pendu 99 civils aux balcons de Tulle, en Corrèze (117 morts), et à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) s’est rendue coupable de la mise à mort de 642 victimes d’une opération de représailles massives.
Fabrice GRENARD, Tulle, enquête sur un massacre, Tallandier, 2014

[6voir les livres de Jacqueline Duhem : ASCQ 1944-Un massacre dans le Nord. Une affaire franco-allemande, Éditions Les Lumières du Nord, Roubaix, 2014 et Crimes et criminels de guerre allemands dans le Nord-Pas-de-Calais, éd. Les Lumières de Lille, 2016.