Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Le rôle de la SNCF dans la Déportation

CR par Jacqueline Duhem
lundi 5 juillet 2010

Un lent et intermittent dévoilement du rôle de la SNCF dans la déportation de Juifs, résistants et politiques.

Compte-rendu de lecture : « Dossier SNCF et Déportations » in Historail n°4 janvier 2008

Ce dossier comporte 56 pages et est divisé en 8 articles dont 7 sont rédigés par Georges Ribeill qui a une formation pluridisciplinaire et possède, entre autres, un doctorat en histoire. Il est conseiller rédactionnel à La vie du Rail qui publie Historail. Il a pu consulter des archives, en particulier les archives de la SNCF au Mans. Ce dossier intervient dans le cadre du débat (comme le rappelle B. Carrière dans l’éditorial du dossier intitulé : «  un silence qui interpelle ») sur l’importance de l’implication de la SNCF dans la déportation de milliers de Juifs, résistants et politiques. Mais, en réalité, les thèmes traités par l’auteur sont plus vastes que celui annoncé par le titre.

Le premier article, le plus long (12 pages) est consacré au « lent et intermittent dévoilement du rôle de la SNCF » : d’emblée G. Ribeill insiste sur la distinction indispensable entre déportations et « transfèrements ».

Les convois de déportation sont ceux qui partaient majoritairement de Drancy, Compiègne et franchissaient la frontière allemande (donc de l’Alsace-Moselle rattachées au Reich). Ils se trouvaient exclusivement sous autorité allemande, la SNCF étant prestataire de ses locomotives et de leurs équipes de conduite, les wagons pouvant être français comme allemands.
Tandis que les transfèrements se situaient en amont de cette « chaîne logistique » et concernaient les convois assurant les transferts entre les camps d’internement et en direction de Compiègne et Drancy, transferts qui, de l’été à novembre 1942, depuis la zone dite "libre", relèvent de l’autorité de Vichy.

A l’aide de références à une bibliographie très fournie et de la reproduction de nombreux documents (ce qui est également le cas pour les autres articles), G. Ribeill nous fournit une synthèse détaillée des recherches historiques sur l’implication de Vichy dans les déportations et sur l’évolution du regard porté sur la SNCF : que de chemin parcouru entre l’ouvrage de P. Durand en 1968 : La SNCF pendant la guerre, sa résistance à l’occupant, qui ne contient aucune allusion aux trains de déportation, sauf pour les secours apportés par les cheminots et ce que G. Ribeill présente comme « les excès de la prétendue enquête » de R. Delpard : Les convois de la honte. Enquête sur la déportation paru en 2005...
Cet ouvrage intervient après les différents dépôts de plainte d’abord de K. Schaechter en 1992 (dont la famille a été déportée à Sobibor et Auschwitz et qui est le premier à avoir trouvé une facture adressée pour règlement, par le service financier de la SNCF, ici au préfet de Haute Garonne en août 1944 pour un convoi de transfèrement à partir du camp de Noé, vers Drancy au premier trimestre 1944, puis plainte de la famille Lipietz, chaque plainte entraînant des procès à l’issue desquels la SNCF sera mise hors de cause après ce que G. Ribeill appelle « un certain harcèlement » la concernant.

Le second article, intitulé « la déportation des résistants et des « politiques » depuis la France occupée : les résultats du Livre-Mémorial de la Fondation pour la mémoire de la déportation » est rédigé par Thomas Fontaine [1] qui a dirigé le groupe de recherches de la FMD. Il pointe du doigt l’ambiguïté de la notion de «  politiques » définie par une loi de 1948 et qui désigne aussi bien les communistes arrêtés avant juin 1941 que les victimes juives de la « solution finale »…La suite de l’article consiste en une présentation détaillée, cartographiée et chiffrée, des différentes formes de déportation ( « par mesure de répression [2] » ou « par mesure de persécution »), les points de départ, les cheminements et les différentes destinations sous la responsabilité du MBF ( Militärbefehlshaber in Frankreich).

Les deux articles suivants de G. Ribeill s’intéressent aux cheminots : le premier aux déportés : « si plusieurs dizaines de cheminots ont été déportés en tant que Juifs, plus nombreux ont été les victimes de leurs convictions politiques et/ou pour faits de résistance » tout en soulignant qu’il est difficile voire impossible d’en faire un décompte précis.
Le deuxième, consacré à « l’aide des cheminots aux internés transférés et déportés », démontre que l’aide a été multiforme : petits billets jetés des convois collectés, aides à l’évasion, un cas de sabotage le 2 juillet 1944 en amont de Reims (cf « Le train de la mort » de Ch. Bernadac) mais qui n’a fait que « prolonger l’enfer » et un cas de refus de tirer les trains (ici d’internés politiques) : celui du mécanicien Léon Bronchart en octobre 1942 à Montauban. G. Ribeill insiste beaucoup, à juste titre, sur ce cheminot militant socialiste et résistant, reconnu seulement à titre posthume comme « Juste des Nations » pour avoir caché ses voisins juifs, totalement ignoré par « la mémoire officielle ».

Le dossier se poursuit sur le thème « de l’enchaînement bureaucratique des rafles et transferts à la chaîne logistique des convois de déportations » dans lequel l’auteur rappelle le rôle d’Eichmann et la « planification à flux tendus » des convois de déportés dont la priorité venait juste après ceux des convois militaires. L’auteur rapporte la colère d’Eichmann lorsque l’Obersturmführer Röthke (remplaçant Dannecker) l’informe que le convoi prévu au départ de Bordeaux le 15 juillet 1942, est incomplètement « rempli » avec les Juifs apatrides raflés (1000 Juifs escomptés par train, répartis par 50 dans 25 wagons) et doit être donc supprimé. Eichmann se pose même la question s’il ne faut pas rayer la France de la liste des pays d’où l’on pouvait évacuer les Juifs… Mais Röthke l’en dissuade…

La suite de l’article est consacrée « à la chaîne continue des responsabilités », des fonctionnaires allemands et français en passant par le rôle de la SNCF « rouage de la chaîne logistique ». A ce propos, l’auteur pose la question cruciale, dans l’avant dernier article, portant sur «  la réquisition ou non des trains de la SNCF » considéré comme « un enjeu juridique capital » car c’est, lors des procès, un argument mis en avant par les avocats de la SNCF pour nier toute responsabilité. Après une démonstration très fouillée, il s’avère que les archives de la SNCF ne contiennent aucune trace d’une « convention » signé avec le ministère de l’Intérieur visant à livrer en urgence des trains réguliers « libérés de leurs voyageurs » et ne livrent qu’un seul document prouvant la réquisition d’un seul convoi…

En dehors d’un petit article plus « pointu » sur le wagon couvert K dit « wagon à bestiaux », article dans lequel G. Ribeill considère que « ce qui choque », c’est moins son utilisation pour transporter des êtres humains, prévue par le règlement, que les conditions de « remplissage » absolument inhumaines (d’un « effectif autorisé »de 40 à 50 hommes dans les convois de 1942 jusqu’à plus de 120 dans les convois de 1944), le dossier se termine sur le thème du degré d’implication de la SNCF. Il s’agit d’une ébauche de conclusion : « Le soupçon installé, d’interminables procès, une histoire inachevée… » dans laquelle l’auteur « accuse » les avocats des deux bords d’utiliser « des arguments juridiques ayant peu à voir avec les vérités historiques connues ». D’après lui, il manque « beaucoup de pièces au puzzle de la logistique ferroviaire franco-allemande » bien que la SNCF ait largement ouverte ses archives.

Pour S. Mingasson, secrétaire général de la SNCF (déclaration sur France-Culture le 21 09 06) : la SNCF, « système assez complexe de trains qui se succèdent » doit toujours « fonctionner d’une certaine façon »...
L’entreprise SNCF, pendant la guerre, s’est retrouvée de fait dans la « zone grise » (Primo Levi), comprise entre les véritables organisateurs du crime de masse et les victimes. Finalement, comme l’écrit B. Carrière dans son éditorial, ce qui heurte le plus, c’est le silence, l’absence de regret et d’excuse après guerre auprès des victimes et de leurs familles alors que la SNCF a été un rouage essentiel de la déportation de masse.

Ce compte-rendu n’est qu’un petit aperçu de la richesse de ce dossier que je vous invite instamment à lire.

Jacqueline Duhem

Revue disponible à La Vie du Rail 11 rue de Milan 75440 Paris cedex 09
Tel : 01 49 70 12 57

https://www.archives.sncf.com/transparence-1939-1945/
Liste des déportés du convoi 73 :
http://www.convoi73.net/li73htm.htm

FONTAINE Thomas, Le dernier train de déportés : de Pantin vers Buchenwald et Dora pour les hommes, Ravensbrück pour les femmes :
http://www.ahicf.com/conference-le-dernier-train-de-deportes-thomas-fontaine.html

FONTAINE Thomas, dir, Les cheminots victimes de la répression, éditions Perrin, 2017, 1200 p.
http://www.editions-perrin.fr/livre/les-cheminots-victimes-de-la-repression/9782262069636

Le "train fantôme" du 3 juillet 1944 de Toulouse à Dachau

Le train de la mort du 2 juillet 1944 de Compiègne-Royallieu à Dachau

http://wagon-deportation.over-blog.fr/

La Bataille du rail, film de René Clément, 1946

La SNCF sous l’Occupation, de Catherine Bernste , documentaire, 66 mn, coproduction France Télévisions, INA avec Zadig Production, Les Films de l’Aqueduc, 2019.

[1Thomas Fontaine auteur d’une thèse, Déporter. Politique de déportation et répression en France occupée. 1940-1944 sous la direction de Denis Peschanski, soutenu en 2013.