Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Porteur de mémoires, Patrick Desbois

Compte rendu de lecture par Brigitte Vinatier
samedi 8 décembre 2012

L’histoire de son grand-père paternel Claudius, prisonnier de guerre déporté à Rawa-Ruska, suscite la curiosité du père Desbois qui ne trouve pas de fosses communes juives.

Porteur de mémoires, Sur les traces de la Shoah par balles, Père Patrick Desbois, Flammarion, Champs, histoire, 2009.

Auschwitz, Birkenau, Dachau, Bergen-Belsen et tant d’autres noms à la sinistre résonance évoquent, à l’esprit de tous, les camps de concentration et d’extermination où fut perpétré le génocide de tout un peuple.

Cependant qui évoque l’autre Shoah, la Shoah par balles, soit le massacre des Juifs dans les pays de l’Est, accompli par les Einsatzgruppen nazis de 1941 à 1944, se heurte souvent à un défaut de connaissances, pour ne pas dire à l’ignorance de nombre de nos contemporains. C’est effectivement un épisode moins connu, quelque peu rejeté dans l’ombre par la découverte des terribles révélations des camps. La "Shoah par balles", selon l’expression consacrée, est l’objet des investigations menées par le père Patrick Desbois, qu’il relate dans Porteur de mémoires, sur les traces de la Shoah par balles. Actuellement le père Desbois est directeur du Service national des évêques de France pour les relations avec le Judaïsme.

Dans les premiers chapitres, l’auteur évoque l’itinéraire qui l’a mené à ces fonctions et à la quête qu’il a entreprise. Né en 1955 dans une famille tolérante, nourri de valeurs humanistes et chrétiennes, il découvre la foi à 20 ans, une révélation qui s’impose comme une urgence. Rien ne l’incite à s’intéresser particulièrement à la guerre, si ce n’est l’histoire de son grand-père paternel Claudius, prisonnier de guerre déporté dans un camp, qui parlait très peu de ces années, mais qui suscite la curiosité de l’enfant et son désir d’en savoir plus. Une fois devenu prêtre, il entreprend des études d’hébreu et suit toute une formation qui le conduit à devenir l’un des responsables des relations avec les Juifs. Il fait de nombreuses visites sur les lieux du génocide, notamment au camp ukrainien de prisonniers de guerre, Rawa-Ruska, où était détenu son grand-père. C’est dans cet environnement qu’il découvre les fosses communes où furent jetés les prisonniers soviétiques, et il cherche vainement celles des Juifs. C’est là aussi qu’il rencontre des témoins qui racontent, pour la première fois, les exécutions auxquelles ils ont assisté. « Immobile, tétanisé », le père Desbois réalise que la mémoire du génocide existe, elle est là, dans l’esprit et la parole de ces témoins. C’est ainsi qu’il décide de se consacrer à la recherche et à la collecte des témoignages sur l’assassinat des Juifs à l’Est, et qu’il constitue une équipe, composée d’une interprète, d’un expert en balistique, d’un archiviste, de chercheurs, de chauffeurs, personnes aux compétences multiples et unies par une même éthique. Ainsi le père Desbois et son équipe parcourent-ils, à partir de 2002 et pendant plusieurs années, les routes d’Ukraine, en visitant chaque village, chaque maison, sur les traces du génocide. Il faut bien sûr, comme il le dit, « accepter de savoir », et d’abord maîtriser l’effroi, l’épouvante. Il faut vouloir tout savoir, tout entendre, parce que la compréhension de la Shoah peut permettre de lutter contre toute forme de génocide. Chemin difficile, certes, pour l’auteur et pour son lecteur qui l’accompagne dans ses découvertes.

La toute première est ce constat : en Ukraine, il n’y a pas de camp d’extermination, mais d’innombrables fosses communes. Le pays tout entier est « un continent de fosses communes, un continent d’extermination. ». L’équipe cherche ces fosses, trouve certaines éventrées, des ossements disséminés, par le fait de maraudeurs, « de chercheurs d’or ». Le premier souci est de donner une sépulture à ces hommes, ces femmes et ces enfants assassinés, et ce dans le respect de la Tradition juive. Hommage leur est ainsi rendu. Il faut aussi reconstituer les traces des exécutions. Pas de chambre à gaz donc, mais des douilles et des chargeurs, seules preuves de la Shoah par balles. Ainsi s’élabore la méthode de travail, constituée de l’étude des archives allemandes et soviétiques, de la recherche balistique et du recueil des témoignages sur le terrain. Le livre présente le récit du père Desbois, la visite des villages ukrainiens, et chaque chapitre se termine par la transcription intégrale d’un ou plusieurs témoignages.

Ces témoins qui, souvent avec réticence, acceptent de parler, étaient, à l’époque des faits, des enfants ou de tout jeunes adolescents, qui ont vu leurs voisins ou amis juifs chasser de leurs maisons, ou pire, qui ont assisté directement, souvent cachés, car les nazis n’admettaient pas de spectateurs, aux massacres. Dans leurs récits, « tous semblables, tous si différents », les témoins disent la même horreur, celle qu’ils ont gardée dans le secret de leur mémoire. Ce qu’ils ont vu, c’est la cruauté sans limites, le sadisme, le mépris, la négation de la personne humaine par les bourreaux nazis. Les familles juives sont jetées hors de chez elles, on leur dit qu’on les emmène ailleurs, parfois en Israël, et qu’ils doivent emporter leurs objets de valeur, des vêtements, de la nourriture. Tous partent à pied ou sur des chariots, ou bien un train s’arrête à la gare de la ville et décharge sa cargaison humaine. Le massacre est bien organisé,- l’efficacité était le maître mot de la machine nazie. Les Juifs qui doivent se déshabiller sont amenés par groupes devant les fosses, puis fusillés avec différentes armes, pistolets, mitraillettes, mitrailleuses. Les corps sont aussitôt recouverts, avant que s’entassent au-dessus d’autres corps. Les témoins disent tout, tout ce qu’ils ont vu et entendu, même presque l’indicible : les bébés tués de la même balle que leur mère, les petits enfants de moins de 2 ans jetés vivants dans les fosses, et les nombreux blessés qui agonisent longtemps. « Les fosses bougent pendant plusieurs jours ! ». Les témoins évoquent aussi « les petits métiers de la mort », accomplis de force par les villageois, enfants et adultes. Il y a ceux qui gardent les personnes, ceux qui tapent sur des seaux ou jouent d’un instrument pour couvrir les cris et le bruit des armes, ceux qui entassent les corps et les recouvrent, ceux qui brûlent les objets inutiles, ceux qui arrachent les dents en or, sans oublier les femmes qui préparent à manger, car il faut nourrir le guerrier. Quant à son repos, c’est le sort réservé à de jolies jeunes filles juives, qui serviront d’objets sexuels et survivront quelques jours de plus. Les massacres se poursuivent pendant plusieurs jours, parfois une semaine entière, selon la taille des villages et des villes. Ainsi se dessine peu à peu l’atroce géographie de l’assassinat assortie de son implacable arithmétique : 1000 tués dans un district de 15 villages, 1 200 Juifs du ghetto de Bousk fusillés en mai 1943, et les derniers habitants de ce ghetto, environ 1750, découverts dans 17 fosses communes, 90 000 personnes massacrées dans la forêt de Lysynytchi, 37 771 personnes tuées pendant 2 jours ininterrompus et ensevelies dans le vallon de Babi Yar, près de Kiev. Et tant d’autres chiffres encore…A partir de 1942, Himmler fit envoyer des commandos chargés d’ouvrir les fosses, afin de brûler les corps, façon d’interdire aux Juifs tout droit au sol, mais aussi de nier le génocide en détruisant les preuves des massacres. Mais l’ampleur de la tâche fut sous-estimée et l’avancée de l’Armée Rouge contraignit les Allemands à renoncer à leur entreprise.

Au fil des pages, l’auteur, porté par son empathie envers les victimes, ne cache pas son émotion, son effroi, ses difficultés à résister, qu’il fait partager au lecteur. Il est taraudé par cette énigme sans solution, telle que la Shoah la présente, la non-reconnaissance de l’homme par l’homme, au sein d’une seule et unique espèce humaine. Ce livre passionnant, bouleversant, éclaire ainsi un épisode mal connu de l’histoire de la seconde guerre mondiale, la Shoah par balles.

Une seule éclaircie dans ce récit, -on en vient à remercier l’auteur-, comme un pan de ciel bleu et d’air pur, dans un des derniers chapitres, consacré aux Justes d’Ukraine. Oui, il y eut des Ukrainiens qui tentèrent de sauver des Juifs, toujours au péril de leur vie, et qui y réussirent parfois. « Qui sauve un homme sauve le monde ». Alors le lecteur peut-il se permettre de penser que Camus ne s’est peut-être pas trompé lorsqu’il affirme dans La Peste qu’ « il y a en l’homme plus à admirer qu’à mépriser. » ?

Brigitte Vinatier

Porteur de mémoires, Sur les traces de la Shoah par balles, Père Patrick DESBOIS, Flammarion, Champs, Histoire, 2009.

Pour en savoir plus :
La "Shoah par balles" à l’Est : massacres de masse

ALEXIEVITCH Svetlana, La guerre n’a pas un visage de femme, traduit par Galia Ackerman, Paul Lequesne, J’ai lu, 2013, première édition, Presses de la Renaissance, 2004, 398 p., 1ère édition en URSS, censurée, 1985.


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