Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Rithy Panh, "L’Élimination"

Deux génocides, Génocide par les Khmers rouges, génocide des Juifs
lundi 3 juin 2013

Trente ans après la fin du régime de Pol Pot qui fit 1,7 million de morts, Rithy Panh, devenu cinéaste, qui a perdu toute sa famille à 13 ans, questionne un des responsables de ce génocide : Duch, « un organisateur éduqué, un bourreau qui parle, oublie, ment, explique, travaille à sa légende » (quatrième de couverture de L’élimination). Rithy Panh raconte aussi dans ce livre comment toute sa famille a disparu, comment il a survécu.

L’élimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille
Document commenté

Deux génocides

Dans l’histoire de l’humanité, deux violentes atteintes aux droits de l’homme ont pu être mises en place : les camps de concentration et la politique génocidaire. Les camps peuvent être au service d’une politique génocidaire mais ce n’est pas toujours le cas.

Les logiques internes de ces deux systèmes sont différentes : enfermement de personnes dont le régime totalitaire veut se protéger voire qu’il veut « ré-éduquer » pour les camps de concentration et mise en oeuvre de moyens pour éliminer systématiquement une population préalablement définie, ciblée pour la politique génocidaire.

L’analyse qui suit diffère des autres commentaires de cette série consacrée à des documents mis en ligne et commentés : il s’agit de réflexions sur deux régimes totalitaires qui ont mis en place des camps de concentration ET une politique génocidaire, à savoir celui des nazis et celui des Khmers rouges.

Il ne s’agit pas d’une comparaison. Tout génocide a des spécificités liées aux contextes politique, technique, économique, social, culturel ..., aux objectifs de ceux qui conçoivent les moyens d’exécution de masse. Mais des éléments sont en écho comme le note d’ailleurs Rithy Panh :
« A dix-huit ans, je découvre ’’Nuit et Brouillard’’ d’Alain Resnais. Je suis surpris. C’est pareil. C’est ailleurs. C’est avant nous. Mais c’est nous. » (p 250).

Les citations du livre de Rithy Panh qui sont ici choisies l’ont donc été car elles permettent de présenter des éléments des témoignages des personnes ayant été déportées à Auschwitz-Birkenau et camps annexes (ce sont ces camps qui sont l’objet central des recherches du Cercle d’étude). Il faut rappeler ici que le système concentrationnaire nazi, qui multiplie les camps à partir de 1933, concerne de très nombreuses catégories de personnes dont les juifs, tsiganes, résistants, a-sociaux, « slaves », en particulier polonais, prisonniers de guerre soviétiques ...

La politique génocidaire des nazis concerne les juifs et les tsiganes.

Pour étudier la déportation de répression et la déportation de persécution, consulter :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article125

« A dix-huit ans, je découvre Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Je suis surpris. C’est pareil. C’est ailleurs. C’est avant nous. Mais c’est nous. » (p 250)

- Ruses pour éviter des paniques collectives

p 294 : « Des femmes et des hommes arrivaient de province. [...] On leur demandait de déposer leurs balluchons dans un coin ; puis on leur annonçait qu’un banquet avait été préparé pour eux. [...]. Une fois entrés dans la pièce, ils étaient mis en joue et menottés dans le dos. »

• A l’arrivée des trains à Auschwitz-Birkenau, on proposait ainsi diverses choses : mise à disposition d’un camion pour ceux trop fatigués par le voyage pour entrer à pied dans le camp ; regroupement des affaires personnelles pour pouvoir les retrouver après les formalités d’entrée
dans le camp ; recommandation de mettre en un ballot les vêtements pour les récupérer après la douche ... Autant de mensonges pour que les déportés subissent sans affolement les étapes de leur gazage immédiat ou de leur enregistrement dans le camp.

- Déshumanisation

p 105 : « ’’Rithy’’ devait disparaître : prénom bourgeois. A treize ans je suis devenu le ’’camarade Thy’’ [... Puis] j’ai eu des poux par centaines et j’ai dû me raser la tête. On m’a appelé ’’camarade chauve’’ [...] Je comprends qu’on change de nom et de prénom dans la clandestinité.
Mais réduire l’autre à un geste, [...] à une parcelle de son corps, ce n’est pas propager la révolution. C’est déshumaniser. C’est tenir l’être dans son poing. Jusqu’à la libération, je suis resté le ’’camarade
chauve’’, et c’était très bien ainsi ; je ne portais plus le nom de mon père, trop connu. J’étais sans famille. J’étais sans nom. J’étais sans visage. Ainsi j’étais vivant, car je n’étais plus rien. »

• Dans les camps de concentration nazis, les déportés sont immatriculés et identifiés en toute circonstance par ce matricule. À Auschwitz seulement, ce matricule a été tatoué, le plus souvent, sur l’avant-bras (il y a des exceptions : quelques déportés n’ont pas été tatoués ; la localisation du tatouage n’est pas toujours exactement au même endroit pour l’arrivée dans le camp, première étape de la déshumanisation
consulter : Birkenau : la déshumanisation dès l’arrivée Yvette Lévy. La perte de son nom et de son
prénom est la première forme de déshumanisation.

- Affectation pour le travail

p 112 : « Grâce à mes talents de conteur, j’ai quitté la digue, les rizières, et j’ai été affecté aux cuisines de la coopérative ; j’étais sauvé de l’épuisement [...] Aux cuisines, on finit toujours par améliorer l’ordinaire. On peut racler les marmites, où se trouvent les graisses, le cuit, le dur – tout ce qui aide à tenir. »

• Dans les camps de concentration nazis, tout particulièrement à Auschwitz-Birkenau et camps annexes, être affecté à un Kommando en intérieur est déjà une chance supplémentaire de survie.
Être aux cuisines ou au Canada, là où on peut « organiser » de la nourriture ou des objets, est encore préférable (même si le risque est considérable, tout vol étant passible de la mort ou de coups, qui sont mortels du fait de la sous-nutrition, de l’épuisement et du manque total de soins).
Vocabulaire des camps, consulter http://www.cercleshoah.org/spip.php?article72

- Pointilleux décomptes
p 297 : « Il ne doit pas y avoir d’écart entre les listes transmises par S21 et celles tenues à Choeung Ek.* [...] Au moindre écart, les bourreaux extraient tous les corps de la fosse, dans la nuit, dans le
sang, ils les comptent, les recomptent, les identifient. »
* Choeung Ek = « champ de la mort » où étaient exécutées les personnes qui avaient « avoué », à 15 km au S.E. de Phnom Penh
• Les appels deux fois par jour peuvent durer des heures à Auschwitz-Birkenau et les déportés décédés pendant le travail dans un kommando extérieur doivent être portés par leurs co-détenus pour être « présents » à l’appel du soir.

-  Système concentrationnaire incompréhensible

p 142 : « Tout était fait pour briser les rapports humains. Les déplacements étaient incessants et comme sans logique. Les Khmers rouges se présentaient tard le soir et nous lançaient : ’’Ordre de
l’Angkar* : vous devez partir. Immédiatement ’’. C’était sans appel [...] destination inconnue. Nous étions des objets. »

* Angkar = « organisation », nom donné au parti communiste du Kampuchéa, diminutif de « Angkar padevat » = « organisation
révolutionnaire »
• Les internés dans les camps nazis sont des « stücks », des pièces. Consulter pour le vocabulaire des camps
• l’obsession des déportés était de ne pas être séparés de leurs amis-es, de leur parent.
• l’absence de logique apparente est sans cesse rappelée par les déportés qui témoignent. « Ici, il n’y a pas de pourquoi » a-t-on répondu à un déporté qui tentait d’avoir une explication.

-  Résistance de l’organisme

p 115 : « La résistance humaine est mystérieuse : j’ai agi comme un animal [...] Nous avons suivi notre instinct. Ne pas réfléchir. Se battre. »

• Tous ceux-celles qui sont revenu-es des camps nazis ne peuvent pas expliquer leur survie. Des personnes apparemment fragiles sont revenues alors que des « forces de la nature » sont rapidement décédées.
On peut trouver des caractéristiques dominantes communes à ceux qui sont revenus des camps : être jeune ; ne pas avoir de personne de sa famille à protéger ; appartenir à un petit groupe solidaire ... Mais la première cause de survie est la chance : chance d’être dans un « bon »
kommando, chance de ne pas être séparé-es des ami-es, chance d’avoir été transféré avant les marches de la mort ...

- Récupération de tout ce qui peut être utile

p 297 : « Les corps sont allongés tête-bêche. On récupère les vêtements, qui serviront aux prisonniers du centre. On récupère les menottes ensanglantées, qui seront rincées dans de grandes
jarres, à S21. »

• Les nazis récupèrent tous les biens des déportés : vêtements, contenus des valises mais aussi cheveux et dents en or sur les cadavres. Le « Canada » est un Kommando moins dur (car protégé des intempéries et permettant d’ « organiser » des objets – voir ci-dessus) où l’on trie les effets personnels des arrivants. Des vêtements sont distribués aux nouveaux arrivants, d’autres sont envoyés aux Allemands qui ont subi des bombardements, ainsi que les objets usuels. Les cheveux servent à faire des tissus. L’or est fondu.

- Codage bureaucratique

p 164 : « J’ai été stupéfait de retrouver [...] à S21, dans les grands cahiers d’archives [un codage par couleurs]. Duch l’explique lui-même. Il y a un trait de couleur en face du nom de chaque prisonnier : bleu : il n’a pas encore été questionné ; noir : il est à la torture ; rouge : l’Angkar a
obtenu ses aveux : ’’ A te garder, on ne gagne rien. A t’éliminer, on ne perd rien.’’ Cet axiome, indémontrable par définition, n’a qu’une conclusion : la mort. »

• La bureaucratie des systèmes totalitaires met au point des listes et des codes. Les triangles de couleurs utilisés dans les camps nazis relèvent, eux aussi, de cette « logique ».
Les triangles

• Le prisonnier n’est qu’ « un bout de bois » (p 12) dans un édifice qui ne le prend jamais en compte en tant qu’individu. Seule l’« efficacité » du système, ses besoins immédiats conditionnent le sort à court terme des internés (leur sort à plus long terme est la mort). Leur vie n’a aucun poids « moral ».

• La mort reste la finalité de tous les camps nazis, que ce soient les camps d’extermination (mort immédiate) ou les camps de concentration (mort par épuisement).
Consulter pour les définitions de ces deux systèmes concentrationnaires nazis : http://www.cercleshoah.org/spip.php?article90

- Transformer un homme ordinaire en bourreau

p 191 : « A S21, le travail c’est tuer après avoir obtenu des aveux. [...] Si tu ne tues pas, on te tue. C’est la règle. Un camarade tortionnaire précise : ’’On te donne le pouvoir. Puis on te met la pression.’’ Ainsi, on peut transformer un être. Ce légalisme paradoxal, ce mélange de pouvoir et de terreur, est dévastateur. »

• Les système concentrationnaire nazi s’appuie, pour les tâches subalternes d’encadrement, de surveillance, sur des internés qui bénéficient de quelques privilèges et sont le plus souvent tentés
d’être particulièrement efficaces pour garder leur poste de « pouvoir ». Ces prominenz peuvent extrêmement brutaux.
Pour le vocabulaire des camps

- Comment est-on un bourreau ?

p 152 : « A S21*, vos hommes ont-ils parfois été cruels, Méchants ?
Duch : Non, jamais. Ni méchants, ni cruels. Méchanceté et cruauté ne font pas partie de l’idéologie.
C’est l’idéologie qui commande [...] Le tortionnaire vit dans l’ordre de la doctrine. Il est sans émotion, sans pulsion. »

* S21 = centre de torture et d’exécution dans Phnom Penh de 1975 à 1979. 12 380 personnes au moins y furent torturées.

• Duch confirme ici l’explication de Hannah Arendt : les bourreaux nazis sont des fonctionnaires zélés qui obéissent aux ordres, incarnant la « non-pensée » (absence de toute capacité d’analyse personnelle, d’auto-critique), l’anesthésie de la conscience et donc se révélant incapables de
distinguer le bien et le mal. Ils agissent sans haine personnelle et ne peuvent pas avoir d’empathie pour leurs victimes ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aient aucune sensibilité. On sait l’attachement des nazis les plus virulents pour leurs animaux domestiques.

-  Faire disparaître toute trace

p 205 : « Ainsi, après trente ans, les Khmers rouges demeurent victorieux : les morts sont morts, et ils ont été effacés de la surface de la terre. Leur stèle, c’est nous.
Mais il y a une autre stèle : le travail de recherche, de compréhension, d’explication [...] il lutte contre l’élimination. »

• Les nazis ont tout fait pour rendre leurs crimes insoupçonnables : langage codé pendant l’exécution de leurs plans, destruction des bâtiments et des archives devant l’avancée des Alliés, exécution des « témoins ». Les déportés, conscients de ce risque de voir disparaître toute preuve de leur calvaire et qui se sentaient mourir, répétaient à leurs camarades : « tu raconteras quand tu reviendras ». Les récits des survivants, les recherches historiques ont permis une connaissance de
plus en plus fine du génocide des Juifs et du génocide des Tsiganes.
• Beaucoup de ceux qui sont revenu-es des camps ont eu des enfants après 1945. Pour les Juifs que les nazis voulaient rayer de la terre, c’est une victoire certaine.
• Ainsi, contrairement à l’affirmation ci-dessus, ni les Khmers rouges, ni les nazis « demeurent victorieux » malgré les millions de morts qu’ils ont provoqués.

- L’indicible, l’innommable

p 135 : « Les Khmers rouges forgent le mot ’’kamtech’’, que je demande à Duch de définir ... Duch est clair : kamtech, c’est détruire pour effacer toute trace. ’’Réduire en poussière’’. Le tribunal le traduit par ’’écraser’’, ce qui est évidemment très différent ... La langue de tuerie est dans ce mot.
Qu’il ne reste rien de la vie, et rien de la mort. Que la mort elle-même soit effacée. »

• Les termes sont multiples pour évoquer le génocide des juifs : « solution finale » pour les nazis, « Shoah » pour les juifs, « Holocauste » entre autres pour les États-Uniens. De même pour le génocide des Tsiganes, on parle de « Samudaripen » ou de « Porrajmos ». Aucun mot
« ordinaire » ne peut contenir la volonté de destruction systématique, bureaucratiquement organisée, d’une population.
• La volonté des nazis a été constamment de coder leur directives, de détruire les archives et les bâtiments afin de ne laisser aucune trace des camps d’extermination et de concentration.

-  Des photos rendant leur identité aux disparus

p 322 : « Ce sont les visages de S21, pris à l’arrivée au centre, avant les coups, avant la torture.
[...] Duch me demande pourquoi je lui montre toujours des photos. [...] Je lui réponds : ’’Mais ...ils vous écoutent. Koy Tourn est là. Bophana est là. Taing Siv Leang aussi. Pour moi, ils vousécoutent.’’ Il faut cette simplicité face à l’immensité du crime. »

• Beaucoup de ceux qui sont entrés dans les camps nazis ont été pris en photo. Ces personnes qui ont disparu dans les jours, semaines, mois suivant leur arrivée existent encore grâce à ces photos.
Redire leurs noms, raconter leurs parcours, montrer leurs photos permettent de leur rendre leur unicité de personne, d’individu et leurs « portraits » portent une accusation terriblement efficace contre les nazis.

L’Élimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille, Grasset, 2012, 336 p.

- Des liens utiles :
Pour voir des photos, consulter :
https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Khmer_Rouge?uselang=fr

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Auschwitz_II_%28Birkenau%29?uselang=fr

Films

Un film et un livre de Rithy Panh avec Christophe Bataille, Grasset, 2013 :
L’image manquante, Rithy Panh, 95 min, 2013
Projection par Ciné-Histoire le 19 novembre 2013, à l’auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris, 14 h.
autre film :
S21, la machine de mort khmère rouge,documentaire de Rithy Panh, 2002

Au Cambodge : le carnet d’un tribunal au jour le jour :
http://proceskhmersrouges.net/?p=1672

Centre de documentation du Cambodge :
http://www.dccam.org/

Cf. la Journée de la mémoire des génocides :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article206

Martine Giboureau, octobre 2013

CIXOUS Hélène, "L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge", Vincennes, Théâtre du soleil,‎ 11 septembre 1985, 416 p.
CHANDLER, David, "Une histoire du Cambodge", les Indes Savantes, Paris, 2011. Traduit par Christiane Lalonde avec la collaboration de Michel Antelme.
GUNTHER Dean, John," Au cœur de la guerre froide", François-Xavier de Guibert, Paris, 2011.
SIHANOUK Prince Norodom, (trad. Nelcya Delanoë)," La C.I.A. contre le Cambodge", Maspero, coll. « Cahiers libres »,‎ 1973, 246 p.


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