Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Les Juifs en Bretagne des années 1930 à 1945, une spécificité française ?

compte-rendu par Hubert Néant.

Conférence du Mercredi 4 avril 2007 à 14h30, avec Annie Lambert et Claude Toczé, et les témoignages de Charles Baron, ancien déporté d’Auschwitz et George Arbuz, enfant caché
au lycée Edgar Quinet, 63 rue des Martyrs, 75009 PARIS

Les Juifs en Bretagne (Ve – XXe siècles),
Claude TOCZE et Annie LAMBERT, Presses universitaires de Rennes, collection « Mémoire commune », 2006, 435 p.

Sujet inédit, patiente quête de sources, méthode rigoureuse, conclusions fortes mais aussi nuancées : voici un livre neuf et important.

Titulaires d’un DEA, ayant déjà publié Etre juif à Nantes sous Vichy (Siloé, 1994), les auteurs analysent les aspects et les conditions de la présence juive dans la Bretagne historique, du Moyen Age à 1945.

On trouve la première mention d’une implantation dans une source religieuse du Ve siècle, à travers l’interdiction faite aux clercs de partager le repas des Juifs (concile de Vannes, vers 465). Au Moyen Age, les Juifs, très peu nombreux, participent à l’activité économique, comme marchands et prêteurs ; pour cette raison, ils peuvent subir avanies et vengeances. Nantes abrite leur communauté la plus active. Mais en 1240, par l’ordonnance de Ploërmel, le duc Jean Ier le Roux bannit les Juifs de Bretagne.

Durant les siècles suivants, c’est l’activité marchande, très localisée (Nantes, Saint-Malo) qui fixe des petites communautés juives. Nantes, pour sa part, a accueilli des Juifs expulsés d’Espagne ou du Portugal. L’autorité reste attentive et l’on voit même, en 1780, le Parlement de Rennes expulser les Juifs étrangers à la Bretagne.

Partout en France, la Révolution fait du Juif établi un citoyen, puis Napoléon donne à cette minorité une structuration. En Bretagne, l’effectif demeure modeste : près de 80 en 1808, autour de 200 en 1851, 215 en 1872 (dont plus de la moitié en Loire-Inférieure). Interrogeant l’imaginaire breton, les auteurs notent qu’à côté d’un récit visiblement antisémite publié par le journal Le Lannionnais en 1862-63 (La Légende du mineur), nombre de complaintes de la tradition populaire bretonne font du « Juif errant » -représenté aussi par les peintres et les graveurs- un personnage plutôt positif qui incarnerait d’une certaine façon l’humanité souffrante.

La Bretagne n’échappe pas à la vague d’antisémitisme qui se répand à partir des années 1880, le sort d’Alfred Dreyfus constituant bientôt un prétexte et un enjeu. Croisant avec maestria les apports de travaux antérieurs de qualité(Pierre Birnbaum, Jean Guiffan, Colette Cosnier, André Hélard) et d’autres trouvailles d’archives –dont la presse-, les auteurs démontent les mécanismes de la violence organisée, en particulier après la publication de « J’accuse » et au moment du second procès Dreyfus à Rennes. Pour Nantes, en janvier 1898, ils parlent d’une « atmosphère de pogrom » et décrivent les attaques de magasins juifs, les intimidations exercées sur leurs clients, la publication de listes vouant des Nantais juifs à la vindicte ; tandis que l’établissement de listes similaires peut permettre aux autorités de protéger des citoyens menacés. Dans ce combat pour la justice, on remarque le rôle décisif tenu par des universitaires rennais juifs de réputation nationale comme Henri Sée et Victor Basch.

Ce n’est pas un hasard si près des trois quarts du livre sont consacrés à la période la plus contemporaine, de 1920 à 1945.

Tout d’abord, des pages fort convaincantes analysent l’antisémitisme de certains courants autonomistes bretons, depuis l’entre-deux-guerres. Très instruits des travaux sur le « mouvement breton », C. Toczé et A. Lambert ne logent pas tout le monde à la même enseigne et concentrent leurs investigations sur la mouvance la plus radicale, le Parti National Breton (PNB) de Mordrel et Debeauvais, et sur la prose xénophobe et antisémite contenue dans Breiz Atao (Bretagne toujours), Stur (Le Gouvernail), puis dans L’Heure bretonne. Ce passionnant chapitre 7 de la 1ère partie va logiquement jusqu’en 1944 et s’intitule « Les Juifs boucs émissaires des partisans d’une « société bretonne uniraciale ». La violence du ton n’a fait que s’accentuer, car, dans un article de 1933, Olier Mordrel, chef de ces extrêmistes, s’inquiétait de voir l’idée d’antisémitisme incomprise en Bretagne « où nous ne possédons peut-être pas plus de 2000 Juifs sur une population de plus de 3 millions d’habitants. » Les auteurs montrent bien qu’au-delà de théories racistes connues en Europe dès la fin du XIXe siècle, et au-delà des constructions linguistiques fumeuses d’une pseudo « race aryenne », ces idéologues ont vite rejoint les thèses de la hiérarchisation des races et du totalitarisme spécifiques du nazisme. Mais ils n’ont reçu dans la population de Bretagne qu’une audience fort limitée.

Comme une ouverture à l’étude de la Seconde guerre mondiale, nous trouvons l’opportun rappel de l’épisode, vécu très concrètement à Saint-Nazaire, du départ et du retour du paquebot « Flandre » (1939), signe déjà des menaces graves pesant sur les Juifs cherchant à quitter l’Allemagne et l’Europe.

Quant au sort dramatique des Juifs présents sur le sol de la Bretagne entre 1940 et 1944, il est exposé magistralement, pour les raisons suivantes : de longues années de recherches d’archives et d’imprégnation bibliographique, des entretiens avec des témoins, la volonté de situer la Bretagne dans le contexte national, et même européen, celui de l’ « ordre nazi ». La construction du récit historique intègre toujours les indispensables repères législatifs (statut des Juifs d’octobre 1940, puis de juin 1941, textes sur l’aryanisation, etc.), et distingue les mesures françaises des mesures allemandes. La mise à l’écart des fonctionnaires juifs par la révocation, la réalisation pratique de l’aryanisation, le rôle des administrateurs provisoires, celui des experts, les conditions des spoliations, l’attitude plus courageuse d’un préfet et d’un sous-préfet : autant de domaines dans lesquels les auteurs nous apprennent tout. De même au sujet des arrestations, des rafles et des déportations.

Enfin, le « Bilan de la Shoah en Bretagne » (pages 409-427) établit, pour chacun des cinq départements, la liste des convois et celle des familles frappées, indispensable outil d’histoire et de mémoire. On ne peut manquer d’en citer le dernier paragraphe (p. 427) :

Avec toutes les réserves qu’il convient d’exprimer, la Shoah aurait donc fait, parmi les quelque 2000 Juifs recensés, en octobre 1940, dans les cinq départements de la Bretagne historique, au moins 462 victimes, dont 72 enfants et adolescents déportés à Auschwitz et, pour quelques-uns, à Sobibor.

Ce bilan apparaît particulièrement lourd en Ille-et-Vilaine (35%) et dans le Morbihan (38%), la moyenne pour la France entière étant estimée à 25%.

Cet ouvrage, contient un cahier de photographies et de précieuses cartes (exemples : Les Juifs en Bretagne en 1940, les arrestations de Juifs en Ille-et-Vilaine, les déportés juifs de Bretagne convoyés vers les centres de mise à mort). Pour la période la plus proche, il améliore considérablement notre connaissance générale de la « destruction des Juifs d’Europe » (R. Hilberg), sur un espace non encore étudié (à la différence, notamment, de la région parisienne, de la région Rhône-Alpes ou d’une partie du Sud-Ouest).

C. Toczé et A. Lambert ont signé là un grand livre. Et, en les invitant -en même temps que deux témoins- à présenter dans une conférence, « Les Juifs en Bretagne, des années 1930 à 1945 », les responsables du Cercle d’étude ont souhaité souligner l’intérêt et l’originalité de cette publication.
par Hubert Néant. La Lettre du Cercle, n° 05 , mai 2007

TOCZE Claude et LAMBERT Annie, Les Juifs en Bretagne (Ve – XXe siècles), Presses universitaires de Rennes, collection « Mémoire commune », 2006, 435 p.

Petits cahiers du Cercle d’étude, deuxième série
N°1- Conférence-débat du 04 avril 2007 : « Les Juifs en Bretagne des années trente à 1945, une spécificité française ? » : Conférence de c. Toczé et A. Lambert. Témoignages de C. Baron et G. Arbuz. Articles d’H. Néant, M.-P. Hervieu et N. Mullier.

ALIZON Simone, L’exercice de vivre, Paris, Stock, 1996.

Côtes d’Armor 1939-1945
https://archives.cotesdarmor.fr/sites/default/files/2021-01/DOC_Journal_expo_39-45_VD.pdf


Accueil | Contact | Plan du site | | Statistiques du site | Visiteurs : 7167 / 2831155

Suivre la vie du site fr  Suivre la vie du site Conférences du Cercle  Suivre la vie du site Annonces et CR des Conférences du Cercle  Suivre la vie du site La France sous l’occupation   ?

Site réalisé avec SPIP 3.2.19 + AHUNTSIC

Creative Commons License