Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Fichés ? Photographie et identification 1850-1960

CR du livre de Jean-Marc Berlière et Pierre Fournié, paru à l’occasion de l’exposition, par Martine Giboureau
jeudi 1er décembre 2011

Fichés ? Photographie et identification 1850-1960
Ce gros livre (335 pages) abondamment illustré est publié à l’occasion de l’exposition, Fichés ? Photographie et identification du Second Empire aux années soixante, du 27 septembre au 23 janvier 2012 aux Archives nationales
http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/

Compte-rendu de lecture par Martine Giboureau

Fichés ? Photographie et identification 1850 - 1960 
ouvrage collectif sous la direction de Jean-Marc Berlière et Pierre Fournié, Perrin, 2011

Ce gros livre (335 pages) abondamment illustré est publié à l’occasion de l’exposition portant le même titre et se tenant du 27 septembre au 23 janvier 2012 aux Archives nationales.
« Garder des témoins « représentatifs » de l’activité humaine : telle est ... la mission des Archives quand il s’agit de gérer des archives dites définitives, celles dont l’administration n’a plus besoin mais qui vont servir à écrire l’histoire ... En donnant à voir cette réalité documentaire, il s’agit de montrer ce marqueur fondamental de la construction de l’État moderne qu’est l’usage progressif de la photographie dans la quasi-totalité des processus d’identification. »

Ce compte-rendu se donne pour objectif de repérer les informations enrichissant les thèmes de réflexion du Cercle d’étude et tout particulièrement celles concernant les différentes utilisations des fichiers pendant la seconde guerre mondiale ; pour la bonne compréhension des faits il est nécessaire parfois d’analyser des pratiques antérieures.

- Des pratiques de fichage déjà mises en oeuvre sous la Troisième République

L’internement administratif est pratiqué dès la première guerre :
« l’étranger est suspect au plan national. La suspicion s’étend à tous ceux qui sont susceptibles d’entraver l’effort de guerre. C’est ce qui justifie, pour les autorités, l’internement administratif ... de plusieurs dizaines de milliers de civils » figurant à divers titres sur différents fichiers élaborés avant guerre. « Au total, 70 camps, ayant existé entre 1914 et 1920, ont accueilli entre leurs murs environ 70 000 civils ... la majorité étant de nationalité « ennemie ».

Pendant l’occupation française de la Rhénanie de 1919 à 1930, des milliers d’individus ont été fichés par la « Sûreté du haut commissariat français » : acteurs politiques, agitateurs, prostituées soupçonnées d’espionnage, déserteurs français, « collaborateurs » allemands au service des autorités françaises. Parmi ces fiches, on trouve celle concernant Hitler, caractérisé comme « le Mussolini allemand ». Il y est précisé : « ne serait que l’instrument des puissances supérieures ; n’est pas un imbécile mais est un très adroit démagogue ; aurait Ludendorff derrière lui ». La fiche est complétée ensuite par une information sur le « coup d’état du 8 novembre 1923 contre le gouvernement bavarois » précisant : « a échoué ».

Le carnet anthropométrique est imposé aux nomades le 16 juillet 1912 et n’est supprimé que le 3 janvier 1969. La loi vise alors à encadrer « l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades ». La circulaire du 3 octobre 1913 liée à l’application de la loi de 1912, précise que l’expression « nomades » désigne « généralement des « roulottiers » n’ayant ni domicile, ni patrie, la plupart vagabonds, présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos, qui, sous l’apparence d’une profession problématique, traînent le long des routes, sans souci des règles d’hygiène ni des prescriptions légales ». Les photographies et mensurations sont prises sans qu’il y ait eu le moindre délit et ce dès avant la loi de 1912. Une circulaire du 4 avril 1908 stipule que les agents « photographieront et identifieront, chaque fois qu’ils en auront légalement la possibilité, les vagabonds, nomades et romanichels circulant isolément ou voyageant en troupes et enverront au Contrôle général, établies selon la méthode anthropométrique, photographies et notice d’identification ». Les dirigeants montrent ainsi qu’ils veulent avoir la mainmise absolue sur tous les individus et qu’ils souhaitent que rien n’échappe aux entreprises de renseignement de la police.

L’enfermement
Le décret-loi du 6 avril 1940 interdit toute circulation des nomades pour toute la durée de la guerre : les préfets sont chargés de les assigner à résidence sur quelques communes de leur département et les gendarmes doivent aller les arrêter et les conduire à leur lieux d’assignation à résidence.
Selon l’exigence de l’occupant à partir du 4 octobre 1940, les « Zigeuner  » sont internés en zone occupée. Les autorités en France traduisent « Zigeuner  » par « nomades » et font interner des individus porteurs du carnet anthropométrique soit environ 6 500 personnes dont 60% d’enfants qui ont été enfermées en famille dans trente camps gérés par l’administration française jusqu’en mai 1946. Plus de 90% des personnes internées étaient de nationalité française.

- Le contexte de l’occupation et du régime de Vichy accentue l’activité de fichage et aggrave les conséquences de l’utilisation des fichiers

La carte d’identité est imposée par Vichy  :

La carte d’identité pour les étrangers avait été imposée le 2 avril 1917 et en 1921 une carte d’identité pour les Français avait été instaurée pour les citoyens de Paris et du département de la Seine. Mais le 27 octobre 1940 la « carte d’identité de Français » devient obligatoire pour les plus de 16 ans. La distribution de ce titre est sous le contrôle exclusif des préfectures. L’État français impose la photographie de profil, côté droit, oreille dégagée à partir de 1943.
La personne désirant se faire établir une carte d’identité de Français devait se rendre au commissariat ou à la mairie de son domicile. On lui remettait trois fiches une beige, une rose, une verte et un « bulletin n° 4 » à remplir, deux récépissés, un de demande et un d’acquittement du droit de timbre. La préfecture gardait les trois fiches, le bulletin n°4 et les pièces justificatives. Les fiches beiges étaient classées selon le lieu de résidence, les roses selon le lieu de naissance, les vertes étaient prévues pour le grand fichier national central à Lyon mais qui n’a en fait pas vu le jour.
Cette carte d’identité de Français correspond à plusieurs objectifs :
. volonté de « régénérer » la communauté nationale par l’exclusion des « métèques ». Les préfectures effectuent à cette occasion un travail de contrôle du mode d’acquisition de la nationalité française. Il s’agissait de permettre aux « vrais Français » de disposer d’un justificatif pour se prévaloir de la nationalité française.
. l’affirmation d’une unité nationale en revendiquant pour Vichy son autorité sur l’ensemble du territoire.
. volonté de modernisme en mettant en place des procédures rationnelles d’identification. C’est en effet un modèle unique, normalisé, qui est défini par de nombreux décrets, circulaires, instructions du ministère de l’Intérieur. Chaque citoyen est doté d’un numéro à treize chiffres qui est inscrit sur la carte d’identité de Français.
De multiples difficultés contrarient toutefois la généralisation de la carte d’identité de Français : ampleur de la tâche administrative, pénuries de papier et de produits chimiques, hostilité d’une partie des citoyens à cet « encartement » et multiplication des faux papiers d’identité grâce à l’activité des résistants.

Par ailleurs les cartes et papiers obligatoires se multiplient : cartes de travailleurs, certificats de démobilisation, certificats de libération des centres de séjour surveillés, visas de transit, sauf-conduits, Ausweis et passeports pour les travailleurs d’entreprises stratégiques, etc. sans oublier bien sûr les cartes d’alimentation.

La carte d’identité de Français a été abandonnée après guerre. Le 22 octobre 1955 est créée une « carte nationale d’identité » facultative et ne donnant lieu qu’à des fichiers départementaux.

Exemple de fichier concernant les résistants :

Une fois arrêtés les résistants sont soumis aux traditionnels clichés anthropométriques.
Pour le Fort de Romainville, camp allemand de l’été 1940 à l’été 1944, on dispose aujourd’hui de l’ensemble du registre des internés (plus de 7000 noms) et de la majorité des fiches individuelles, certaines avec leurs photographies. La plupart des internés ont ensuite été déportés. Plus de deux cents ont été fusillés. Quelques uns ont été libérés.
Les photographies présentent le visage et le haut du buste. La personne porte une « règle » attachée autour du cou par une cordelette indiquant « H122 » puis le numéro du détenu (« H » pour Haftlager, camp de détention et « 122 » pour le Frontstalag Romainville ; Drancy est le Frontstalag numéro 111). Chaque photographie est apposée sur une fiche individuelle conçue à l’origine pour les prisonniers de guerre (après novembre 1943 ce sont des fiches plus sommaires qui sont utilisées).

Les fichiers concernant les juifs :

Le 27 septembre 1940 une première ordonnance fait obligation pour les juifs de se faire inscrire dans les préfectures et à Paris dans les commissariats. Près de 150 000 juifs de la région parisienne sont ainsi recensés et 20 000 dans le reste de la zone occupée.
Le fichier est conçu par André Tulard, responsable du service des étrangers et des juifs à partir de septembre, adjoint du directeur des affaires administratives de la police générale à la préfecture de police.
Les fiches sont classées par nom, par nationalité, par domicile, par profession. Les fiches de couleur bleue concernent les juifs français, celles de couleur orange ou beige les étrangers. Les fiches de format 7cm x 12cm ont été payées par le Comité de coordination des oeuvres juives créé en janvier 1941 sur injonction des services allemands.
Ce fichier permit ainsi de cibler les juifs étrangers qui sont les premiers arrêtés dès le printemps 1941. Le fichier Tulard a été détruit à la fin des années 40.

Vichy organise son propre recensement le 2 juin 1941. Les préfectures reçoivent les formulaires de déclaration individuelle et doivent les transmettre aux mairies. Toutefois certaines déclarations sont sur papier libre.
La circulaire du 29 juillet 1941 détaille les modalités pour établir des fichiers dans les préfectures à partir de ces déclarations. Trois fichiers sont prévus : juifs français, juifs étrangers et entreprises juives.
Près de 110 000 fiches parvinrent au fichier central installé à l’hôtel de Russie à Vichy.
Le Commissariat général aux questions juives aurait voulu créer un grand fichier des juifs de France et de leurs biens mais comme il manquait de moyens c’est la police nationale qui prit en charge son établissement. Cela impose de nombreuses duplications à destination des différents services.

D’autres fiches sont instaurées : juifs anciens combattants, écoliers, possesseurs de TSF (récepteur radio) ...
Le ministère des Anciens Combattants avait quant à lui rassemblé des fichiers de diverses origines concernant les juifs arrêtés.
Par ailleurs certaines fiches antérieurement constituées sont « complétées ». Ainsi on a surajouté le tampon « juif » sur les fiches du fichier des cartes d’identité d’étrangers. Dans la mesure où la religion n’était pas indiquée au départ sur ces fiches, c’est la consonance du patronyme et/ou du prénom et/ou du lieu de naissance qui a déterminé cet ajout.

Un régime policier  :

Sous le régime de Vichy, plus qu’à toute autre période, des fichiers sont détournés de leur objectif et usage originels pour identifier et rechercher des individus. D’autre part les catégories de crimes et délits ont été « enrichies » sous l’Occupation. On introduit par exemple, à côté des catégories relevant du code pénal et encore utilisées aujourd’hui, les catégories suivantes : « propos défaitistes, sécurité militaire (= surveillance des suspects), sabotage et espionnage, internés administratifs, expulsés, autonomistes bretons, marché noir ».

- A la fin de la guerre, recherche et identification des victimes et des bourreaux

Fichier des déportés  :

A la Libération, il fallut dresser un fichier complet des déportés. Ce travail a été mené d’abord à Alger par le ministère dirigé par Frenay à partir du 9 novembre 1943 puis par celui des Anciens Combattants et victimes de guerre. Le décret imposant « le recensement et l’identification de toutes les personnes résidant en France et déportées à l’étranger » date du 3 novembre 1944.
Ce fichier central se nourrit de toutes les archives récoltées dès le départ des Allemands. 150 000 fiches sont réalisées fin décembre 1944. Une « section israélite » estime alors à au moins 63 000 le nombre de déportés partis de Drancy. L’établissement des actes de décès permet dès 1945-1946 d’avoir une claire compréhension de la volonté d’extermination des juifs.

La traque des traîtres et criminels de guerre :

Le service de sécurité militaire installé dès 1943 à Alger dirige les bureaux de sécurité militaire entrés dans la clandestinité après novembre 1942. Ceux-ci poursuivent leur tâche d’établissement de liste de suspects de « menées antinationales » préalable à l’incrimination d’ « atteinte à la sûreté de l’État ». Ces services spéciaux militaires ont aussi recherché les criminels de guerre allemands.
Dès 1944 des listes sont établies à Alger. Après l’ouverture des camps nazis, la direction des recherches du SDECE (services de documentation extérieure et de contre-espionnage) recherche le personnel des camps. La source principale d’identification est les témoignages des survivants. En l’absence de photographies leur description relèvent d’un signalement policier : « front bombé haut et large » ou « nez fort et légèrement retroussé ». Ainsi une fiche de renseignement sur le camp de Monowitz datée du 26 octobre 1945 décrit les SS gardiens qui se sont signalés pour leur cruauté.

L’extraordinaire parcours du fichier central de la sûreté nationale dit « fichier de Moscou »  :

Il s’agit de 2 500 000 fiches, format 8cm x 18cm classées par ordre alphabétiques des patronymes, donnant des informations sur l’état civil et les raisons du fichage ainsi que 1 000 000 dossiers nominatifs accumulés de 1880 à 1940.
Ce fichier a été saisi rue des Saussaies par les Allemands en juin 1940, récupéré en Bohême par l’Armée Rouge en 1945, utilisé par le MVD et le KGB pendant la Guerre froide et restitué en deux temps à la France (1994 et 2000). Il est actuellement conservé à Fontainebleau.
Les dossiers ont été regroupés en 1935 (date à laquelle la Sûreté générale devient la Sûreté nationale et se réorganise avec un nouveau budget) dans un seul fichier et sont issus du service central des passeports entre 1920 et 1940, du service central des cartes d’identité des étrangers de 1920 à 1940 et pour les causes de fichage entre 1880 et 1940 de la police judiciaire, police générale, police des jeux, contrôle des étrangers etc. Les fichiers de la sûreté nationale et de la préfecture de police sont homogénéisés en 1935 et les deux services sont en relation 24h sur 24. C’est le 23 avril 1941 que la police nationale est créée par l’étatisation des polices municipales des communes de plus de 10 000 habitants. Paris conserve toutefois son statut particulier (préfecture de police).

En guise de conclusion, la lecture aujourd’hui de tous ces efforts pour mettre en fiches et normaliser les individus nous laisse très inquiets quant au respect des libertés individuelles et des droits fondamentaux d’autant plus qu’en ce début de XXIème siècle les possibilités techniques sont considérablement améliorées et terriblement plus efficaces. Le Nouvel Observateur daté du 20 octobre 2011 rend compte de l’exposition en titrant : « La grande surveillance  » et évoque une pratique obsessionnelle. Or cette surveillance n’est pas obsessionnelle seulement sous les dictatures et aujourd’hui ne semble pas le fait des seules autorités politiques ou administratives, fussent-elles « démocratiques » !

Le citoyen peut-il espérer connaître et se protéger de tous les réseaux qui le contrôlent, le géolocalisent, cernent ses goûts, ses habitudes, ses modes de consommation ?

Martine Giboureau, décembre 2011

Fichés

Xénophobie : racisme, sexisme, élitisme ; désigne l’étranger comme un problème

Fichés :
http://clioweb.canalblog.com/archives/2011/09/28/22182709.html

Les députés, le fichage et la biométrie :
http://clioweb.canalblog.com/archives/2011/12/16/22978303.html

Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2007.

N.M. décembre 2011


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