Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Madeleine Kahn, ancienne élève du lycée Edgar Quinet

Enfants cachés, enfants déportés

Madeleine Kahn -Woloch, chez sa grand-mère en Roumanie pour les vacances en 1939, confrontée à la fermeture des frontières, a été déportée dans un camp en Transnistrie avant d’être cachée...

Témoignage de Madeleine Kahn au lycée Edgar Quinet,
Enfants cachés, enfants déportés, mardi 28 janvier 2003

Madeleine Kahn, Yvette Roudil
Photo NM

Madeleine est née en France dans le XVIIIe arrondissement de Paris le 14 octobre 1933. Elle est d’origine roumaine, de Bucovine, dans l’Empire austro-hongrois. En juin 1939, elle allait en vacances, comme tous les ans, chez sa grand mère à Stanesti. Sa mère attendait un enfant, elle n’est pas venue avec elle. Elle devait retourner en France en septembre, après les vacances.

Le 23 août 1939, avec le pacte germano-soviétique, les frontières sont fermées. Les universités aussi. Sa grand mère ne s’est pas préoccupée de son retour, elle est donc restée en Roumanie, partageant le sort des juifs roumains pendant la guerre. Celui-ci est différent d’une région à l’autre.

Cf. carte de la Bucovine, Bessarabie et Transnistrie

carte Bucovine, Madeleine Kahn

La Bucovine est de culture allemande depuis le XVIIIe siècle, à cause du partage de la Pologne. La capitale est Czernowitz (celle de Paul Celan, où en 1908, le yiddish fut proclamé langue nationale juive). Après 1918, Czernowitz devient Cernauti et conserve sa population mêlée de Juifs (en majorité), de Roumains, de Ruthènes et d’Allemands. Avec le pacte, le Nord de la Bucovine est donné à Staline. Cernauti devient Tchernovtsy, aujourd’hui, en République d’Ukraine.

Fin 1939, les portes de fer, "Portile de Fier", défilés franchis par le Danube, est une région à blé et une région pétrolifère. Karol II est soumis au chantage, des soldats de l’Abwehr sont postés dans les régions pétrolifères, déguisés en surveillants.
[En septembre 1940, les "Gardes de fer" portent au pouvoir le « Conducator » Ion Antonescu, et Karol II abdique.]

"L’antisémitisme est plus qu’une opinion, c’est une passion" écrit un ambassadeur de France en Roumanie.

La Roumanie octroie toutes ses faveurs à l’Allemagne. Comme la Roumanie est la première alliée, la présence allemande est applaudie. En 1941, les troupes allemandes ont envahi la Bucovine avec les Roumains. Les Juifs de Tchernovtsy sont dispersés, déportés et massacrés. Avec l’occupation de la Bucovine, c’est la peur, la pénurie, la déportation. Les juifs ne sont pas chassés hors de Roumanie.

Le 22 juin 1941 est un dimanche radieux. Madeleine entend le bruit des chevaux, des soldats à pied. Des hommes, des femmes, des enfants, jetaient des fleurs. Elle voulait aussi jeter des fleurs.
Un vieux paysan leur a dit "sauvez-vous" quand le détachement a disparu. Fanny, la tante, avec son enfant d’un an, habitait dans un village à 20 kilomètres de là, à Berometer. Fanny refusa de repartir. Ils se sont habillés, la grand mère ferma tout, mais elle oublia la porte principale. Quatre jeunes gens entrent et encadrent la famille qui est conduite place du marché. Parmi ces jeunes gens, le fils du voisin, un ami de la famille.
La nuit-même a lieu la première tuerie de masse, dans des fossés que les juifs avaient dû creuser ; 80 hommes du village de Stanesti sont tués. A vingt kilomètres de là, dans la bourgade d’un oncle, il n’y eut aucune exaction. Le hasard, l’anarchie règnent.

Les Juifs durent se retrouver en ville à Czernowitz, où ils sont rassemblés. Un avis dit que les Juifs devaient se présenter à la gare avec l’équivalent de 200 francs. Ils effectuent des jours de marche, lors de leur déportation vers l’Est, au-delà du Dniestr. Aux abords des embarcations, des soldats récupéraient dans des sacs de jute, les papiers.
La grand-mère dit "passeport français". Le soldat faisait semblant de lire. Il ne savait manifestement pas. La tante tend son alliance pour récupérer le passeport français.

Les rescapés se retrouvent dans un camp à Czernisky, en Transnistrie, un pays longeant la frontière, qui a été accordé aux Allemands, administré par la Roumanie qui y déporte Juifs et Tsiganes. L’hiver 1941-42 est très rude. Ils sont atteints par la faim, le froid, le typhus, la dysenterie.
Fanny, la tante, occupait une maison délabrée à côté de la Kommandantur d’où leur parvenait la fumée de friture par la porte de bois réparée avec des chiffons et du papier. Ils manquent de nourriture. Ils ont l’air de gueux aux joues creuses. Ils sont l’image même de la misère. Rien ne rend aussi silencieux que la faim, le froid, la peur. On fredonnait des mélodies yiddish. Madeleine a farfouillé dans les poubelles. "Weg" (Va t-en) lui disent les Allemands. Le froid est l’ennemi du corps.

Fanny se présentait sans cesse à la Kommandantur avec le passeport français de Madeleine à la main. Elle disait la bonne aventure à des soldats qui partaient en permission et obtenait de la nourriture en échange.
Française. Elle allait être rapatriée. Mais elle se sentait plus en sécurité avec sa tante. La grand mère était morte de froid, de privation, de chagrin. Madeleine n’avait pas d’espoir. En 1943, elle a 10 ans à peine.
Puis, pendant trois ans, elle est cachée dans un noviciat la compagnie des Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul et à Notre dame de Sion, en Roumanie, avec l’accusation d’avoir tué le christ de la part des antisémites chrétiens. Quand elle essaie de savoir pourquoi, pas de réponse. Elle s’est dit que les adultes avaient dû se tromper.

Madeleine a retrouvé son dossier à Washington, au musée de l’holocauste. En russe, il était écrit : "Retrouver la juive déportée par erreur".

Elle était d’une famille religieuse traditionaliste. Le vendredi soir, ils faisaient sabbat. Des gens venaient les voir, comme à la campagne. Dans les familles juives, travaillaient des enfants de paysans roumains. Quand une jeune fille se mariait, une autre la remplaçait.
Dans sa famille, elle parlait allemand, roumain en deuxième langue, le yiddish et le français. Sa mère l’a éduquée dans la culture allemande, la musique, l’amour de la culture allemande. Elle est retournée en Bucovine, en Transnistrie, elle est allée revoir le pays de sa mère et a entendu de nombreuses manifestations d’antisémitisme.

Les Juifs de Roumanie ont eu de la "chance". Hoess, lors de son procès, a dit qu’après les juifs de Hongrie, c’était le tour des juifs de Roumanie. Eichmann attendait "4 millions" de juifs. Mais les pourparlers avec Berlin sont difficiles, ce qui en sauva certains. Les milieux antisémites roumains voulaient se charger eux-mêmes du travail : pour les uns, les jeter dans les gorges des Carpates, et pour les autres, les expédier en Allemagne.

Matatias Carp, dans Cartea Negra, rappelle qu’il y avait en 1940, 760 000 juifs vivant en Roumanie, 400 000 ont été exterminés dont 265 000 sous la responsabilité du gouvernement roumain.

En avril 1946, elle rejoint ses parents. "C’est ça ma fille ! " dit la mère.
Elle a été obligée de reconstruire une vie, avec des parents, de faire une scolarité. Elle doit réapprendre le français. Personne ne lui a posé de questions sur sa vie en Roumanie pendant la guerre.

Au lycée, elle a été confrontée à l’antisémitisme. En seconde, "H", une aimable nullité, lui a dit "pousse toi" alors qu’elle s’était assise à la place convoitée. Elle refuse de capituler. "Sale juive" lui dit "H". Elle l’a alors giflée violemment.
Le professeur les sépare. Chez la directrice, "Madeleine a giflé H", souffla le chef de classe. Madeleine réplique avec insolence. "Allez me chercher votre carnet de liaison" dit la directrice à "H", "On ne doit pas insulter une camarade".
Elle supplie la directrice de n’en rien dire à sa mère. Mais contrairement à ce que pensait la directrice, ce n’était pas pour l’épargner. Sa mère pensait que les Juifs devaient supporter les injures.
Son expérience lui a donné un dégoût pour la soumission. Elle voulait faire payer les cruautés du destin. Il lui reste une cicatrice.
Les études ont été un souverain remède contre les dégoûts de la vie.
Madeleine est une ancienne élève du lycée Edgar Quinet.

KAHN-WOLOCH Madeleine, Basilic, Atlantica, 2011, 172 p.
CR : Basilic, Madeleine Kahn
Madeleine témoigne avec Claudine Burinovici-Herbomel, ancienne élève du lycée
Claudine Herbomel, née Burinovici

Médiagraphie
KAHN-WOLOCH Madeleine, auteur de " L’Écharde ", suivie de "Quelques gouttes de bonheur", éditions Société des écrivains, 2003
KAHN-WOLOCH Madeleine, De l’oasis italienne au lieu du crime des Allemands, Bénévent, 2004
Les Juifs dans la zone d’occupation italienne
Angelo Donati, ami des Juifs

KAHN-WOLOCH Madeleine,Lorenzo & L, La Compagnie Littéraire-Brédys, 2007
KAHN-WOLOCH Madeleine, Alexandre II de Russie fut-il vraiment le tsar libérateur ? Atlantica, 2009
KAHN-WOLOCH Madeleine, Malaparte, Editeur : Atlantica, 2010
KAHN-WOLOCH Madeleine,Basilic, Atlantica, 2011, 172 p.
CARP Matatias, Cartea Neagră. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944, traduction du roumain, notes et présentation par Alexandra Laignel-Lavastine, Paris, Denoël 2009, 707 p.
http://www.artfreepress.ro/Pages.aspx?idP=389&cult=fr-FR
IANCU Carol, Alexandre Safran et la Shoah inachevée en Roumanie, recueil de documents (1940-1944), Bucarest, Hasefer, 2010, 607 p.
IOANID Radu, La Roumanie et la Shoah : Destruction et survie des Juifs et des Tsiganes sous le régime Antonescu, 1940-1944, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2002, 383 p. (The Holocaust in Romania. The Destruction of Jews and Gypsies Under the Antonescu Regime, 1940-1944, chez Ivan R. Dee, Chicago, 2000)
MALAPARTE Curzio (Kurt Erich Suckert), Kaputt, 1943, Livre de poche, réédition Folio 1972, 510 p.

"L’horreur oubliée : la Shoah à la roumaine", Revue d’histoire de la Shoah, janvier-juin 2011, n° 194, 700 p.

Rose Ausländer, poétesse de la Bucovine, Nicht Oktober nicht November

NM, 2005-novembre 2011-2023


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